[Glané] Plus nous protégeons nos enfants, moins nous les protégeons

[via huffingtonpost.fr] La norme de plus en plus étroite qui déclare comme inaptes à la vie sociale les non-matheux, les roux, les mauvais en orthographe, les bougeons et les gros, pour ne citer qu'un maigre pourcentage de ces êtres visiblement si indésirables, réclame qu'on les ré-éduque, qu'on les mette au régime ou sous Ritaline, ou qu'on les place sous le microscope d'experts étranges qui, plusieurs fois par semaine, vont tenter de rendre ces enfants normaux.

Heureusement sans beaucoup de résultats. Malheureusement avec un certain nombre de dommages collatéraux.

C'est que si jamais l'enfant se rebelle contre ces différents traitements, en amplifiant ses comportements dits déviants -signifiant ainsi d'ailleurs, que pas plus le diagnostic que le remède ne sont efficaces- alors la préoccupation parentale devient angoisse.

Et il n'est pas rare que quelques minutes après être entrés dans mon cabinet, les parents ainsi inquiétés éclatent en sanglots. M'expliquant dans le détail à quel point ils ont tout essayé pour que leur enfant réponde aux exigences sociétales, institutionnelles, scolaires, sans le moindre résultat.

Ils décrivent une relation tendue avec leur enfant, des rencontres difficiles avec l'école, un fils ou une fille qui souffre de ne pas être dans les apprentissages, de ne pas être dans la vie.

Ils décrivent les maux de ventre du dimanche soir, les hurlements pendant les devoirs du soir, les questions inquiètes à la sortie de l'école: "Tu n'as pas eu de pastille orange? Tu as bien noté tes devoirs? Tu n'as pas mangé, tout seul, à l'école? On a eu combien à la dictée? -délicieux pronom que ce "on", qui montre l'extrême implication de bon nombre de mamans françaises dans une scolarité qui n'est pas la leur, avec des résultats moyens plutôt médiocres en ce qui concerne mon échantillon, et qui persistent pourtant dans cette prise en charge inopérante.

Ils décrivent aussi l'angoisse qui est la leur concernant leur enfant: il pourrait être rejeté, raté, déprimé. Il pourrait ne pas s'en sortir dans la vie. Ils pourraient avoir été de mauvais parents, eux qui n'ont de cesse de prendre soin de leur enfant.

Contrairement à une idée reçue, amour et inquiétude font rarement bon ménage

Voir dans les yeux de la personne que j'aime le plus au monde, cette question si souvent implicitement posée: "Mais qu'est-ce que tu vas devenir?" n'est pas précisément générateur d'une grande confiance en soi.

Par ailleurs, la prise en charge de ses devoirs ou de ses relations à la place de l'enfant lui envoie le message que sans maman ou papa, il n'est franchement pas grand chose.

Ce qui est vrai pendant la grossesse et les premiers mois de sa vie. Beaucoup moins à 14 ans où le fait de vivre dans un utérus géant transparent est bizarrement assez peu épanouissant.

Parce qu'à chaque fois que l'on force l'enfant aux devoirs, à chaque fois que l'on contrôle son cahier de textes à sa place, à chaque fois qu'on va gronder celui qui l'embête, à chaque fois qu'on va demander à la maîtresse ou aux profs de faire attention à lui, on lui dit sans le vouloir: "je fais tout ça à ta place, parce que toi, tu n'en es pas capable".

Et nos enfants nous croient. Et cessent d'aller puiser dans leurs propres ressources, qui s'atrophient conséquemment. Ce qui évidemment nous inquiète, et nous pousse à les prendre encore plus en charge. Dans un magnifique cercle vicieux qui n'a ni début ni fin à proprement parler, mais dont le carburant essentiel est l'angoisse parentale. Et évidemment l'amour. C'est ce qui rend le changement si difficile.

Il n'est pas rare à cet instant de la thérapie que les parents me regardent interloqués en disant: "donc, je le laisse se planter? Lui qui est si fragile? Je le laisse dans cette jungle horrible se faire bouffer tout cru?"

Je n'ai pas la cruauté de souligner le fait que s'ils sont si fragiles dans ce monde en effet hostile, c'est bien parce qu'on n'a pas eu la sagesse de les y confronter plus tôt, et je réponds: "non, bien sûr que non, nous n'allons pas abandonner votre enfant. Mais nous allons nous mettre à côté de lui et pas entre lui et le monde. 
Pour lui apprendre à réguler avec son environnement.

Parce que plus nous le protégeons, et moins nous le protégeons (...)

  • Dites-lui que vous serez disponibles tous les soirs pendant quinze à vingt minutes pour l'aider sur ses devoirs s'il le demande, mais que vous ne lui en parlerez plus du tout.
  • S'il a oublié ses devoirs, invitez le à aller s'expliquer avec son instit plutôt que de lui faire un mot d'excuse.

Au moins comme cela, au bout d'un mois, on verra ce que vaut réellement votre enfant scolairement lorsqu'il est libre. C'est bon de le savoir tôt, pour l'aider à trouver une autre voie si par hasard il n'avait aucune disposition scolaire. Et la confiance, vous savez, dans son enfant et dans ses ressources, est sans doute "le plus beau des messages d'amour".

C'est à tous ces papas et mamans qui, au bout d'une ou deux séances, regardent leur enfant non plus comme une petite chose fragile à protéger ou comme un être hors normes à faire entrer dans le rang, mais comme une personne dotée de ressources immenses et singulières que je dédie cet article.

Ce sont des héros modernes qui, souvent contre vents et marées, ont troqué le courage contre la peur. En accompagnant leur enfant à être au monde. Pas en le protégeant du monde.

Emmanuelle Piquet

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