Pédophilie, Pour en finir avec la honte

Article de Serge Tisseron. Psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron a notamment publié La honte (Ed Dunod).

Chacun d’entre nous peut se découvrir un jour sensible, l’espace d’un très court instant, au pouvoir séducteur d’une mimique, d’un geste, ou du regard d’un enfant. Il n’y a pas à en avoir honte, et nous ne sommes pas « pédophiles » pour autant ! Nos émotions érotiques ne connaissent pas en effet la barrière légale de la majorité sexuelle, même si nos comportements, eux, doivent absolument en tenir compte. C’est tout simplement parce que le désir n’est jamais mis en route par l’ensemble des caractéristiques d’une personne ou d’une situation, mais par des détails qui résonnent pour chacun d’entre nous de manière imprévisible et souvent énigmatique. Vouloir le nier nous rendrait même totalement incompréhensible le surgissement de nos désirs sexuels entre adultes majeurs. Car là aussi, tout peut se mettre brutalement en route à partir d’un forme de visage, d’yeux, de bouche, ou la courbe d’un mouvement qui nous bouleverse sans préavis. Et là aussi, nous pouvons choisir de nous laisser aller à cette première inclination, ou au contraire la laisser s’effacer en lui reconnaissant sa portée dans l’imaginaire, mais en lui refusant d’être le point de départ d’une histoire réelle.

Lorsque nous éprouvons de telles émotions vis-à-vis de mineurs, nous les replaçons heureusement très vite à leur juste place. Il suffit d’ailleurs souvent que l’enfant parle, bouge, ou regarde ailleurs, pour que l’impact érotique qu’il a fugitivement mobilisé s’efface aussi rapidement qu’il n’était arrivé. Ce n’est pas à l’enfant que notre désir s’adressait, il n’avait fait que l’éveiller à l’occasion d’un quiproquo, un peu comme nous aurions cru apercevoir une vieille connaissance de loin, dans la rue, à sa façon de marcher ou de s’habiller. En nous rapprochant, nous nous serions aperçus de notre méprise et nous aurions dit à cette personne étonnée de nous voir courir vers elle « Ho ! Excusez-moi, je vous avais prise pour quelqu’un d’autre. » Voilà bien en effet ce que pourrait dire à un enfant un adulte dont le désir sexuel est soudain mobilisé par une mimique ou une posture. « Excuse-moi de t’avoir regardé un peu bizarrement, je t’avais soudain pris pour un autre… Je ne sais pas très bien qui d’ailleurs… ».

Oui, en effet, nous ne savons pas en général de qui il s’agit, car notre désir est ainsi fait qu’il peut être éveillé par une image, une ombre, un jeu de reflets. De telles expériences sont du registre de l’imaginaire. Chacun d’entre nous peut en être un jour le théâtre et les voir s’effacer aussi rapidement qu’elles ont surgi. Reconnaître qu’une partie du corps de l’enfant a pu susciter ces désirs comme aurait pu le faire, en d’autres circonstances, une partie du corps d’un adulte, s’accompagne en effet de la certitude qu’il n’appartient pas à l’enfant de les satisfaire, justement parce qu’il est un enfant. Mais la campagne actuelle contre la pédophilie nous ferait courir de grands risques si elle marquait du sceau de la pathologie et de la déviance tous les émois érotiques que certains adultes peuvent éprouver vis-à-vis des enfants.

Comme pour les désirs agressifs, celui qui éprouve de tels désirs et refuse d’en reconnaître l’existence en lui-même court le risque d’en tomber malade. Parfois, il souffre de maux inexplicables qui l’empêchent d’exercer son travail dans de bonnes conditions, mais le plus souvent, ces désirs non reconnus se manifestent sous la forme d’attitudes répressives excessives vis-à-vis des enfants qui l’attirent. Parfois, il affiche une grande froideur et se montre distant et inaffectif. D’autres fois, il se protège par la violence : il gronde ou rudoie plus que nécessaire l’enfant par lequel il craint de se sentir excité de manière insupportable. Enfin, la honte qu’il ressent vis-à-vis de ses propres désirs se communique parfois à l’enfant dont il a la charge. Le jeune qui perçoit un adulte gêné à chaque fois qu’il l’approche et le sollicite est évidemment menacé par le risque de se croire lui-même l’objet de cette honte, et adopter dans la vie une attitude honteuse qui ne manquera pas de paraître suspecte. Celui qui se montre honteux, même s’il ne sait pas de quoi et pourquoi, fait volontiers naître dans l’esprit de ses proches l’idée qu’il a dû accomplir quelque acte honteux …

Ces trois attitudes - la froideur, la violence et la honte faite à l’enfant - ont la même conséquence tragique : elles constituent une forme de traumatisme pour celui-ci. Et, dans les trois cas, l’intensité de ce traumatisme n’est même pas fonction de l’excitation érotique éprouvée par l’adulte, mais seulement de la rigidité des barrières qu’il a érigées pour se la cacher à lui-même.

Tout accomplissement sexuel avec un mineur doit être puni. En revanche, les pédophiles doivent aussi être aidés sur le plan psychologique, mais ne nous trompons pas sur le but de cette prise en charge : il ne s’agit pas de faire en sorte que le pédophile n’éprouve plus jamais aucun émoi érotique vis-à-vis d’un enfant, mais qu’il soit toujours capable d’y résister.

Il est vrai que certains d’entre eux préfèrent ruser avec la loi et la justice en continuant à satisfaire leur penchant délictueux. Une thérapie ne peut rien pour eux. Mais beaucoup de ceux qui éprouvent des émois sexuels au contact des enfants désirent sincèrement y résister. Quant à invoquer la honte ou le caractère « contre nature » de ces actes, l’arme est à double tranchant. En effet, de telles invocations contribuent à rendre aveugles à ces désirs ceux qui peuvent les croiser un jour. Cela peut les inciter à adopter, à leur insu, des attitudes défensives préjudiciables aux enfants dont ils ont éventuellement la charge, au lieu de pouvoir reconnaître ce qui les trouble et en parler. Mais il existe un autre risque dont nous sommes déjà nombreux à être victimes : c’est de nous rendre totalement vulnérables aux publicités qui mettent ces désirs en scène, et nous inciter à acheter des produits dont nous n’avons pas besoin pour tenter d’échapper à un trouble que nous ne nous expliquons pas !

 

 

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