[Contribution] Partager un rituel langagier par Véronique Rey

Véronique Rey, linguiste nous invite à partager et à instaurer dans ce quotidien confiné des rituels langagiers...

"Nous voici à demeurer chez nous.
Plusieurs semaines ont passé.
Les informations nous laissent un sentiment de grande incompréhension.
Cette mise à pied pour un simple virus ?
Nous, l’espèce animale la plus développée, remise en cause par un simple virus ? C’est une fable ?
Comment cela est-il possible ? Nous ne comprenons pas.
Et puis, voilà que maintenant nous ressentons les effets économiques : beaucoup d’entre nous rencontrent des difficultés financières…allons-nous tenir ?
Notre humanité est questionnée comme elle ne l’a jamais été auparavant : à quoi tenons-nous dans ce naufrage ?

Nous avons commencé à réintroduire un rituel sonore : à 20h, tous les jours ou une fois par semaine selon les villes, nous disons merci à ceux qui nous aident. Le personnel médical bien sûr, mais aussi tous ces professionnels de la maintenance du quotidien : les personnes dans les magasins alimentaires, les agriculteurs, les personnes relais, les éboueurs et tant d’autres qui prennent des risques. Il y a aussi cet acteur qui, dans son quartier, a lancé le jeu « question pour un balcon » : ce partage est un partage d’humanité.

Et nous que pouvons-nous faire à part obéir ?

Peut-être redécouvrir les choses qui n’ont pas de prix, celles que nous avons oublié parce que justement, elles n’avaient pas de prix : nos pratiques en langue avec les autres. Telle personne me disait « je vous parle, je ne vous connais pas, mais cela fait tellement de jours que je n’ai pas parlé avec quelqu’un ! ».

Cela peut être l’occasion de sortir de la grande malle des souvenirs, ces chants, ces contes, ces poésies, en trouver d’autres et construire de nouvelles relations familiales. Le principe n’est pas de le faire quand on n’a rien à faire : notre temps est comme décalé et nous manquons de repères. Non, ce serait de pratiquer en langue avec tous les membres de la famille, vivre du langagier en commun, construire du commun en langue.

Pour cela, vous devenez un chef de rituel : à telle heure dans la journée, c’est le moment de se retrouver tous ensemble. Dans la première minute, des mouvements de dos, de la tête, tout le monde se décontracte. Dans la deuxième minute, des mouvements d’inspiration et d’expiration très lents, comme si vous redécouvriez votre souffle. En grec, l’âme et le souffle, c’est le même mot. Quand il y a du souffle, il y une âme. Notre corps est un peu notre maison traversée par le souffle, la respiration. Il est temps d’en reprendre conscience et de lui dire bienvenu.

Et puis après partager un chant, une poésie dits ensemble. Le but n’est pas de rire, ce ne sont pas des blagues, mais de l’humanité en partage. Et enfin, racontez (et non lire) un conte ou une histoire de votre enfance, du temps d’avant, avant les ordinateurs, avant les téléphones portables, avant…

Vous mettez ainsi en place un trépied langagier : le souffle, le chant, l’histoire. Le trépied, ce siège le plus stable. Ce sont des gestes du corps appris depuis la nuit des temps que nous avons oubliés et qu’il nous faut redécouvrir pour tenir et tenir encore. Partager des mots sonores est une nécessité vitale, une respiration collective.

Ce moment langagier, tous les jours répétés, peut nous aider à nous découvrir à l’unisson, à vivre quelque chose d’unique dans ce contexte unique, à découvrir notre humanité : nous sommes des humains sonores, nos liens sociaux sont le socle de nous-mêmes. Puisque nous ne pouvons avoir ces liens au hasard de nos rencontres ordinaires, construisons-les chez nous, avec ces personnes que nous découvrons dans cette épreuve pour chacun.

Partager un rituel langagier, en conscience, avec des gestes réalisés le mieux possible est un secours, et peut-être aussi un moment d’humanité tout simple mais vital. Bon rituel !"

Découvrez une vidéo de Véronique Rey "Covid-19 : que signifie un rituel langagier?​"

Découvrez les vidéos de Véronique Rey sur l'importance du langage, du parler ainsi que son livre Temps d'Arrêt "La portée du langage"

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