Débat autour du décès d’un enfant à Dinant - Analyse de l'analyse

En novembre dernier, un texte « Autour du décès de Noam » rédigé par deux intervenants de l'équipe SOS du Sailfe a été proposé à votre réflexion. Outre les commentaires qu'il a suscités en direct, nous vous invitons à la lecture de cette réponse co-signée par la Conseillère de Dinant et le directeur de l'asbl RTA. Ils en proposent une analyse et une approche argumentée des questions mise en perspective.

 

 

Débat autour du décès d’un enfant à Dinant
Analyse de l'analyse

Marie-Jeanne Chabot, Conseillère au SAJ du Dinant
Jean Blairon, directeur de l'asbl RTA

L'année 2008 a été le théâtre de nombreux dérapages médiatiques à propos du secteur de l'aide à
la jeunesse. Le dernier en date concerne le traitement par la presse écrite du décès d'un jeune enfant de 11 mois, événement malheureux à propos duquel le SAJ de Dinant a été accusé " d'avoir su " (c'est-à-à-dire d'avoir été au courant des dangers courus par l'enfant) et de n'avoir rien fait pour le protéger.

Yapaka, dont on connaît la rigueur et la mesure (comme l'indique son titre de référence Prenons le temps de travailler ensemble) a publié à ce sujet une édition spéciale , datée du 5 novembre 2008. Cette publication s'inscrit dans le souci de contribuer au débat, notamment entre professionnels ; elle n'implique d'ailleurs pas un accord sur le fond avec les articles diffusés.

Nous avons souhaité opérer, dans le même contexte, une analyse de l'analyse publiée en novembre pour participer à la réflexion collective et pour montrer la complexité et la difficulté des débats en
la matière. Pour les professionnels, la nécessité de « faire avec » la « pensée médiatique » constitue probablement un nouveau défi en même temps qu'une composante à part entière de l'action.

A ce sujet, l'article publié suscite le malaise, puisqu'il utilise les procédés de cette même presse sans modération : tant dans son contenu (allégations non vérifiées, montée en généralité injustifiée, récupération de l'émotion suscitée par la victime), que dans sa forme (titres accrocheurs, phrases « choc »),etc

Le texte signé par deux intervenants du Sailfe, équipe SOS-enfants de l'arrondissement même de Dinant, est en effet composé de deux parties. La première se veut philosophique et conduit à expliquer quel rôle l'accusation médiatique du SAJ de Dinant peut jouer pour l'opinion publique : se rassurer à bon compte par rapport à une identification possible au bourreau.

S’opère ensuite une volte-face étonnante puisqu'une seconde partie étudie les conséquences supposées d'une condamnation du SAJ, en se basant justement sur les " informations " dispensées par les médias et non vérifiées par les auteurs : cette condamnation supposée « porte en elle la poudre capable de faire sauter les boulons d'une institution prise au piège dans un fonctionnement qui ne peut que lui coûter cher ". Pourquoi supposer une telle condamnation après avoir " démontré " le rôle que l' accusation non fondée du SAJ pouvait jouer dans le corps social ?

La succession interroge: pourquoi souffler ainsi le chaud pour mieux diffuser le froid ?

Une étude attentive du texte nous en révèle les failles et les dangers.

Le présent article est co-signé par la Conseillère de Dinant, indirectement incriminée par les auteurs (le SAJ est décrit comme " ne bronchant pas (...),(ne donnant pas) d'explication, ni de manifestation de vie ") et par le directeur de l'asbl RTA qui a été en l'occurrence sollicité par ce SAJ pour réaliser avec son équipe sociale une évaluation sans complaisance des événements.

L’ audit minutieux de toute la séquence d'intervention, à partir de l'examen des réponses à une batterie de questions portant sur les procédures d'analyse de la situation, sur la vérification de la prise en compte du point de l'enfant en tant que tel, sur la collecte de l'ensemble des points de vue en jeu, sur le respect du prescrit légal, sur les pratiques d'accueil et de passage de l'information ne laisse aucun doute sur la qualité des actions du SAJ en
la matière. Par rapport au silence du SAJ, on comprendra que le souci déontologique de ne pas étaler au grand jour la vie privée de personnes déjà frappées par ce drame commande de n'en pas dire plus. L'article 14 du code de déontologie du secteur de l'aide à la jeunesse prescrit à tous les intervenants du secteur d'agir ainsi.

 

 

 

Une erreur scolastique courante

 

 

La première partie de l'article se veut savante. A la suite de Descartes, elle campe une humanité fondée sur la capacité de l'homme à penser et à se penser lui-même. L'horreur prendrait cette capacité en défaut et son surgissement imposerait des mécanismes de différenciation par rapport à ceux qui l'ont commise (les auteurs parlent de " décollement à l'identification aux coupables "). Parmi ces mécanismes, la désignation d'un coupable émissaire.

On peut s'étonner du raisonnement en tant que tel. Dans un texte célèbre sur la guerre de 1914-1918 (" Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort "

[1]

) Freud n'avait-il pas démontré comment certains événements pouvaient détruire les transformations que tout un chacun pouvait faire opérer sur ses pulsions (mécanisme de sublimation), particulièrement les pulsions destructrices, en nous conduisant à reconnaître que nous aurions tous pu nous conduire comme les bourreaux ?

Mais l'essentiel n'est pas là.

Il faut reprocher aux auteurs de l'article d'avoir commis une erreur scolastique malheureusement courante : le paralogisme scolastique (" scholastic fallacy "), qui, selon Pierre Bourdieu qui y a consacré de nombreuses analyses, " consiste à mettre du méta-discours au principe du discours, du méta-pratique au principe des pratiques "

[2]

. L'exemple le plus courant est celui qui conduit les grammairiens à considérer que les locuteurs agissent comme des grammairiens dans leur pratique du discours. En d'autres mots encore, le paralogisme scolastique introduit " un savant dans la machine ", il conduit à " placer les modèles que le savant doit construire pour rendre raison des pratiques dans la conscience des agents, à faire comme si les constructions que le savant doit produire pour comprendre les pratiques, pour en rendre raison, étaient le principe déterminant des pratiques. "

[3]

Tout l'article est tissé de tels paralogismes ; il fait agir la société, tout un chacun, les travailleurs sociaux, " on ", comme un philosophe cartésien cherchant à justifier la prééminence du " cogito " dans l'Etre.

Les effets possibles de l'erreur scolastique

 

 

Mais dans le texte qui nous est proposé, ce paralogisme récurrent ne reste pas sans effet.

Il permet en effet de transformer " l'opinion " relayée par la presse régionale en un principe réellement agissant en chacun d'entre nous. Du même coup, l'idéologie fabriquée ou relayée par la production médiatique peut être vue comme partagée (comme majoritaire) et comme dotée elle-même d'une réalité agissante.

Ce qui donne à la " condamnation possible " du SAJ une réalité qu'elle n'a pas.

La phrase pivot de l'article l'énonce sans ambiguïté :

" Si actuellement les attaques faites au SAJ permettent à chacun de garder la face (paralogisme), une condamnation de celui-ci pourrait avoir de lourdes conséquences (effet de réalité induit). "

Des montées en généralité sans preuves

 

 

C'est ici qu'il faut malheureusement mettre en lumière le nombre important de " montées en généralité " illégitimes qui parsèment l'article.

Nous entendons par là des inductions tronquées, non fondées, comme il se doit, sur une collection suffisante de faits de même nature (c'est la définition de l'argument qui procède par induction : une collection suffisante de faits de même nature autorise à formuler une conclusion sous forme de proposition générale - " universelle " en termes logiques).

En voici quelques exemples :

" En gérant les aides dites négociées, celles que la justice ne contraint pas et celles dont les familles ne veulent pas ou du moins pas d'elles-mêmes " Cette proposition est non fondée et serait aisément démentie par les faits, notamment par le nombre de demandes formulées par les familles elles-mêmes : sur 494 dossiers ouverts au SAJ entre le 1er janvier 2008 et le 4 décembre, 33,4% le sont à la demande des particuliers, essentiellement des parents.

" Le SAJ désengorge la justice " : curieuse formulation, qui remplace de façon tendancieuse le souci décrétal de déjudiciariser l'aide apportée aux enfants et familles en difficulté ou en danger ; l'intérêt des citoyens est remplacé par l'intérêt du système. 32 % des dossiers ouverts en 2008 le sont sur base d’information du Parquet (donc un pourcentage moins important que les demandes de personnes directement concernées).

" Comprenons que les familles vraiment volontaires s'adressent aux services sociaux sans passer par le SAJ " - là encore généralisation abusive :" les familles volontaires " équivaut en logique à " toutes les familles volontaires ", mais aussi affirmation tendancieuse, puisque le décret de l'aide à la jeunesse prévoit, d'une part, que les jeunes ou les familles peuvent s'adresser à des services de première ligne pour recevoir une aide qu'ils pilotent eux-mêmes et, d'autre part, que l'aide apportée par le Conseiller est subsidiaire, si bien qu'elle peut s'incarner par une orientation vers les dits services...Aux chiffres cités plus haut, s’ajoute un nombre important : chaque année, +/- 400 réorientations des jeunes et des familles sont effectuées par le SAJ vers les services de 1ere ligne et elles sont accompagnées chaque fois d’une information sur ces services.

" L'artefact est que l'aide prétendument négociée ressemble plutôt à un chantage tacite dicté par le fonctionnement même des institutions " . Cette proposition monte en généralité après deux phrases qui affirment un " bien souvent ", qui n'est lui-même fondé sur aucune preuve. Nous nous réjouissons cependant de voir les auteurs prendre parti pour la plus grande transparence dans la communication aux familles, condition effective d'une acceptation de l'aide en bonne connaissance.

" Il (le SAJ) sert donc de tampon entre une autorité judiciaire qui se désengorge de situations potentiellement dangereuses : voilà qui prête une curieuse intention aux autorités judiciaires et de services sociaux qui ne peuvent à la fois assumer l'aide et sa négociation (ou sa fausse contrainte) – affirmation gratuite qui ne s'adosse sur aucun argument.

34,6% des situations 2008 sont amenées par les services de 1ere ligne (qui ne semblent donc pas « bouder » le SAJ).

Ces inductions fallacieuses permettent aux auteurs in fine de rapporter les événements sur lesquels ils s'appuient à une « idéologie du lien familial » : l'approche parfois " terroriste " du lien familial à tout prix ") qui est campée d'autorité par les auteurs qui n’ont, rappelons le, aucune connaissance de la situation malheureuse qu'ils ont entrepris de commenter.

La chaîne argumentative est donc la suivante :

-

tout un chacun a besoin de se voir pensant ;

-

lorsqu'il est confronté à l'effroi, il met en oeuvre des mécanismes de défense pour rétablir ce besoin (paralogisme scolastique);

-

l'accusation du SAJ constitue pareil moyen ;

-

[cette accusation possède une réalité dans la société] - proposition induite;

-

une condamnation du SAJ pourrait révéler les failles du système (affirmées sans preuves par les auteurs);

-

celles-ci reposent sur une idéologie du " lien familial à tout prix ".

 

 

 

Une phrase comme celle-ci la condense :

« Le SAJ a jusqu'ici accepté de fonctionner dans les eaux troubles des aides négociées mais continuera-t-il à le faire si le prix à payer pour désengorger la justice (on a rappelé que ce n'est pas le problème), trianguler l'aide sociale et prendre des risques pour les autres est une condamnation ? Pas sûr !

 

 

Rappelons que le décret qui institue les SAJ -et pas seulement celui de Dinant- suppose ex officio une aide négociée ; il n'y a donc pas lieu de " l'accepter ".

Des allégations tout de même très curieuses

 

 

On peut s'étonner d'une telle légèreté en matière de respect des règles élémentaires de la logique dans le chef d'auteurs qui mettent Descartes dans la machine mentale de chaque citoyen.

Mais il y a pire.

Nous trouvons en effet malheureusement sous la plume des deux auteurs du Sailfe d'autres affirmations qui ne laissent pas d'étonner.

" Les délégués des SAJ sont des hommes, des femmes, principalement gradués en matière sociale. Dans le cas précis du SAJ de Dinant, il ne s'agit que de femmes "

 

 

Celles-ci seraient-elles supposées moins capables que les deux hommes qui signent l'article ? Ceux-ci sont-ils à ce point informés des parcours et formations des dites déléguées ?

" Toutes, quelle que soit leur formation, sont désignées sous le terme de déléguées. (...) Alors que partout l'on tend à dire que la richesse naît de la diversité, de l'alliance de différences, au SAJ il n'y a pas de place pour
la pluridisciplinarité. Même les quelques différences liées aux formations de bases sont gommées par cette appellation de déléguées. "

 

 

Est-il vraiment nécessaire de rappeler que le terme " délégué " désigne une fonction (et non un fonctionnement) à propos de laquelle, puisque nous sommes dans un service public, il est demandé que puisse être offerte aux bénéficiaires une égalité de traitement. Il va de soi que cette appellation n'implique aucunement qu'un point de vue unique soit mis en oeuvre dans les pratiques. Le co-signataire du présent article a d'ailleurs lui-même conduit plusieurs programmes de formation dans l'institution dont l'objectif était de confronter et d'articuler plusieurs approches disciplinaires.

Qu'à cela ne tienne : les auteurs de l'article décrètent que " le personnel est débordé, il manque de formation, de temps, etc. " Qu'en savent-ils ?

La citation d'Eric Domb, vantant la prise de risque dans l'économie, permet de dramatiser de façon tragi-comique la situation de ces femmes (premier déficit) indifférenciées (second déficit) et trop peu formées (troisième déficit).

" Ce n'est pas un parachute doré qui attend les déléguées (nous avons choisi le féminin) mais un box des accusés, pour un salaire dérisoire "

 

 

Là nous ne sommes plus très loin de la rhétorique de la presse à sensation (dramatisation, affirmation choc, etc.)

Un point de vue auto-centré ?

 

 

Les dernières citations peuvent aussi se lire d'une autre manière : elles procèdent d'une comparaison implicite du SAJ avec l'équipe de SOS Enfants.

Sous le reproche de manque de pluridisciplinarité, d'impossibilité de se confronter aux points de vue de fonctions différentes, d'uniformité de genre, ne voit-on pas poindre le modèle...de l'équipe SOS enfants elles-même ?

Les auteurs ne s'en cachent d'ailleurs pas :

" Les équipes pluridisciplinaires telles que les équipes SOS-enfants devraient alors pouvoir être consultées sans modération mais encore faut-il que le cadre législatif et éthique qui entoure l'intervention des services sociaux ne ressemble pas à un chat se mordant la queue, se donnant ou se voyant offrir des moyens qui, peut-être, n'en sont pas. "

 

 

Nous tombons donc en cette fin d'article (la phrase précédente se situe juste avant la conclusion) sur ...un plaidoyer pro domo, qui jette un éclairage particulier sur le travail " d'analyse " des deux auteurs.

En conclusion, si cet article a été rédigé pour susciter un débat, il y a bien lieu de recadrer celui-ci en questionnant :

-

l’opportunité d’utiliser avec trop peu de respect un événement aussi douloureux;

- la méconnaissance apparente du travail du SAJ qui se révèle dans les propos;

-

les dangers de tels dérapages par rapport à la philosophie du décret, à la déontologie, mais aussi par rapport au respect des droits des jeunes et des familles.

En proposant une analyse de l'analyse, nous avons souhaité en appeler à davantage de prudence par rapport à l'effet de contagion que peut susciter un emballement médiatique, y compris dans la sphère professionnelle concernée.



[1]

S. Freud, in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, pp. 235 et sq.

[2]

P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 221.

[3]

Idem, ibidem, p. 224.

 

 

 

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