Colloque en ligne - La radicalisation et ses traitements

Un colloque sur “La radicalisation et ses traitements” se tiendra ces 5 et 6 mars prochains à l’université Paris-Diderot. Les travaux seront retransmis par vidéo en direct.

Organisé à l'initiative de Fethi Benslama,  il rassemblera notamment Farid ABDELKRIM, Patrick AMOYEL, Alain BAUER, Fethi BENSLAMA, Amélie BOUKHOBZA, Nathalie BROUX, Vincent CASANOVA, Géraldine CASUTT, Olivier DOUVILLE, Antoine GARAPON, Bernard GODARD, Brigitte JUY-ERBIBOU, Gilles KEPEL, Farhad KHOSROKHAVAR, Jean-Rodolphe LOTH, Patrick MICHEL, Elise PESTRE, Gérard RABINOVITCH, Thomas SAUVADET, Isabelle SOMMIER, David THOMSON, Christian VALLAR, Daniel ZAGURY, Sami ZEGNANI...

L’Obs, partenaire de ces journées d'études interviewe l'organisateur, Fethi Benslama, psychanalyste, professeur de psychopathologie et directeur de l’UFR d’Etudes psychanalytiques à l’université Paris-Diderot, Paris VII. Il est notamment l’auteur de «la Psychanalyse à l’épreuve de l’islam» (Flammarion, 2004). Dernier ouvrage paru: «la Guerre des subjectivités en islam» (Lignes, 2014).

L'OBS. Est-on désormais en mesure de définir un ou des profil(s) du djihadiste ?

Fethi Benslama. Il ne faut pas raisonner en termes de profils, ils sont impossibles à définir, ni de causes univoques qui ne rendent pas compte de la complexité du phénomène, mais plutôt en termes de configuration et de processus. Je m’explique. La configuration, c’est la conjonction de trois facteurs: le contexte social, la trajectoire individuelle, et l’appartenance à un groupe radical, dont la rencontre est aujourd’hui facilitée par internet.

A cet égard, l’idée de «loups solitaires» n’est pas probante, l’adhésion à un groupe est nécessaire. C’est ce que la psychanalyse appelle le «contrat narcissique groupal». Ensuite, il y a les étapes du processus de radicalisation, qui se déroulent à des rythmes variables.

Prenons l’exemple des frères Kouachi...

L’enquête a mis à bas toutes les idées simplificatrices. Leur passé, notamment, n’explique pas ce qu’ils sont devenus. Ils sont orphelins, et alors ? Cela n’amène pas quelqu’un à être radical. Ils étaient placés dans de bonnes conditions et d’après les travailleurs sociaux ils n’étaient pas spécialement plus perturbés que d’autres.

A ce stade, les frères Kouachi sont dans une situation indécidable (et donc non détectable) comme peuvent l’être des adolescents pris dans un embrouillamini ambivalent alternant amour et haine. Il y a cependant un point obscur concernant le comportement de leur mère ; cela peut changer la perspective si elle représentait pour eux une vie de déshonneur et ainsi une blessure narcissique.

Le moment de bascule se situe lorsqu’ils rencontrent la personne qui les conduit à se radicaliser. L’idéologie djihadiste leur fournit un idéal pour exalter leur sentiment haineux avec des débouchés destructeurs. C’est cet alliage très particulier entre l’idéal et la haine qui fait la caractéristique commune de tous les djihadistes.

Comment cet idéalisme haineux fonctionne-t-il ?

Nous avons tous des idéaux qui nous permettent de nous socialiser, en nous détachant du trop-plein d’amour infantile pour nous-mêmes. Mais l’idéal fait à la fois office de rehausseur narcissique en redonnant de l’amour collectif au sujet. C’est évidemment spécialement opérant pour les accidentés de la vie et ceux qui ont une mauvaise estime d’eux-mêmes. L’idéal glorieux peut être une prothèse efficace. Après, les idéaux peuvent être d’amour ou de haine, avec des passages éventuels de l’un à l’autre. Or la haine a une puissance fondamentalement structurante, il ne faut pas l’oublier.

Il y a au moins deux types de haine: celle qui appartient au registre de l’avoir, qui consiste à vouloir ce que l’autre possède, c’est-à-dire la jalousie, et celle plus radicale encore du registre de l’être, qui vise l’autre pour ce qu’il est, parce qu’il a une puissance supposée qui empêche le haineux de jouir de sa vie. Alors on l’exècre, on essaie de le ravaler et de l’exclure. C’est cette haine d’une insondable agressivité qui est à l’oeuvre dans le racisme et l’antisémitisme, ou dans les actions de Daech en Irak à l’encontre des Yazidis en particulier.

Sur quel complexe se fonde la haine des djihadistes ?

Pour comprendre la formation de cet idéal de haine, il faut revenir à la constitution de l’idéologie islamiste et à la situation sociale du monde musulman contemporain. Cette idéologie a pour noyau la thèse d’un tort infligé à l’islam par l’Occident.

C’est un fait que les Lumières pénètrent dans le monde musulman avec des expéditions militaires, le colonialisme et des interventions violentes qui se sont répétées depuis. Malgré cela, des musulmans ont considéré que ces Lumières apportaient des solutions qui ne se trouvaient pas dans l’islam. C’est l’apparition, dès le XIXe siècle, du «musulman réformé». C’est aussi la formation des Etats nationaux sur le modèle occidental, et surtout l’émergence d’un Etat laïc en Turquie, simultané à l’abolition du califat: un acte perçu comme destitutif du symbole de la souveraineté islamique.

L’idéologie islamiste naît dans ce contexte, en réaction à l’idéal islamique blessé. D’où l’objectif de la restauration du califat contre les Etats nationaux et le mot d’ordre des Frères musulmans: «L’islam a réponse à tout.» Mais c’est l’explosion démographique et l’abandon des masses dans le dénuement ainsi que l’incurie et la violence des gouvernants qui vont renforcer socialement un sentiment de trahison.

C’est le terreau de l’indignité réelle d’où naîtront les milliers de sujets s’identifiant au préjudice et à la blessure, prêts à s’engager dans la réparation ou dans la vengeance au nom de la justice identitaire. Cette idéologie islamiste a construit une sorte de «surmusulman», appelé à devenir plus musulman que musulman, dans une surenchère à tous les niveaux. C’est ça le salafisme, pour qui le réformé devient un sous-musulman. Par extension, dans les pays européens, les enfants de migrants occidentalisés qui s’éloignent de la religion représentent la mort possible de l’idéal islamique. C’est là qu’intervient la trajectoire individuelle; certains peuvent se reconnaître dans la blessure de l’idéal et se révolter.

Ce qui est troublant, c’est qu’on a vu des individus se radicaliser qui n’étaient ni défavorisés ni même musulmans...

La sensibilité au préjudice de l’idéal blessé n’est pas le propre d’une classe. Les messages d’appel à la réparation peuvent en effet fasciner des non-musulmans prêts à arracher leur dignité par la violence. Ce sont des conversions du narcissisme meurtri. En Europe, le cynisme du capitalisme sauvage, qui a dégradé les idéaux des Lumières, favorise ces engagements.

Comment expliquer cette culture de mort propre à Daech ?

Daech, c’est au-delà du terrorisme. Le djihadisme a pris aujourd’hui, avec l’extrémisme des groupes islamistes, une forme auto-hétéro-sacrificielle, qu’il n’avait pas dans le passé. C’est l’idéal d’une haine de soi et de l’autre qui veut se réaliser dans le sacrifice de sa propre vie et de celle d’autrui. Les penchants destructeurs se développent avec la rencontre de recruteurs et l’adhésion à un groupe radical, dans la réalité ou dans l’espace virtuel.

La dernière étape intervient enfin, pour certains, lorsqu’ils atteignent la position auto-sacrificielle de l’idéal mélancolique. Il est frappant de voir que lorsqu’ils programment leurs actes, les djihadistes établissent une sorte de rétroplanning à partir du moment de leur mort. L’auteur des attentats de Copenhague par exemple, deux jours avant les évènements, transforme sa page Facebook en bulletin de nécrologie. Un des frères Kouachi oublie sa carte d’identité; inconscient ou involontaire le geste est parlant. Ces gens-là pensent leur mort comme le point de départ. Ils «se voient» morts.

Dans le livre de David Thomson (1), un djihadiste dit à sa mère: «Dieu a décrété ma mort avant même ma naissance» ! Mais la grande nouveauté de Daech, ce n’est pas la cruauté, tous les génocidaires l’exercent, c’est le fait de la donner à voir. C’est une monstration de la toute-puissance, rendue possible par les techniques modernes de diffusion de l’image. Il y a ici une triple jouissance du crime: on tue atrocement, on montre qu’on est capable de transgresser tous les interdits, on fait participer les spectateurs à cette jouissance.

Manuel Valls a parlé d’«islamo-fascisme» à leur propos, est-ce pertinent ?

Il y a certes des traits communs (la question du populisme, du nationalisme, de l’identité...) entre ces idéologies. Mais là, c’est encore autre chose. Aussi je propose qu’on utilise le mot «daechisme» pour qualifier ce phénomène nouveau et éviter les assimilations faciles. A mon sens, Daech est l’extrémité de ce à quoi aboutit l’idéologie islamiste, c’est son défiet son terme logique.

Propos recueillis par Marie Lemonnier

(1) «Les Français jihadistes», Les Arènes, 2014.

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