“Donner la mort comme un câlin”

Véronique Olmi, auteure de Bord de mer s’entretient avec Laurent Ancion pour Le Soir (6 mars 2007)


Sur nos scènes, ces jours-ci, un monologue chahute, dérange et
bouleverse. Bord de mer, tiré du roman de la Française Véronique Olmi,
nous confronte à une mère infanticide. Le texte, signé en 2000, frappe
par l'analogie avec le drame de Nivelles. Qu'est ce qui peut pousser
une mère à tuer ses enfants ? Depuis l'aube de l'humanité,
l'infanticide, comme l'inceste, est un interdit absolu. Rien ne peut le
justifier. Sans pardon ni excuse, Véronique Olmi a toutefois décidé
d'aller voir derrière le tabou. Ce qu'elle y a découvert fait froid
dans le dos : s'il est marqué du sceau de la folie, l'amour maternel
peut enfler jusqu'au meurtre.

D'où est venu le sujet de « Bord de mer » ?
J'ai
lu une brève dans un journal qui évoquait une mère infanticide.
D'habitude, la brièveté du récit ne donne pas les détails. Ici, on
parlait d'une mère qui avait emmené ses enfants à l'hôtel, puis à une
fête foraine où elle leur avait acheté des frites, avant de les tuer.
C'était étonnant, tous ces détails. Ce petit texte contenait des idées
contraires, des mots qui s'annulent: frites et mort. J'ai écrit parce
que je ne comprenais pas. On lit souvent des échos d'infanticides, mais
jamais avec ce rapprochement dans le temps du bien et du mal. Je venais
d'avoir un deuxième enfant. J'ai accepté mon identification à cette
femme, j'ai voulu aller loin : prendre sa place, même si cette place
n'est pas prenable, parce qu'elle n'est pas logique.

Vous avez ouvert une porte qui intrigue. « Bord de mer » est un succès constant en librairie, depuis sept ans.
J'ai
touché quelque chose qui me dépasse. Dans ce récit, il y a un creuset
commun avec toutes les mères. Au départ, la narratrice de Bord de mer
aime ses enfants. Je voulais raconter comment cet amour enfle jusqu'au
meurtre. Elle vit de façon décuplée ce que vit toute mère. Elle a peur
que ses enfants aient mal. Elle a peur de ne pas correspondre au modèle
des femmes parfaites, qui apportent un goûter à l'enfant dès la sortie
de l'école. Moi-même, comme elle, je me disais que je ne serais jamais
aussi bien que ces mères de pubs. À cet endroit je l'ai sentie proche
de moi.

On apprend tout à ses enfants manger, marcher, parler,
être propre. Puis le loup peut venir: le monde extérieur peut devenir
comme une menace terrifiante qui détruirait ce que l'on a bâti. Cette
mère est dans une telle souffrance qu'elle pense qu'étouffer ses
enfants (les étouffer d'amour peut-être) correspondra à une façon de
les protéger. Cette mère donne la mort comme un câlin. Elle est
persuadée qu'elle guide ses enfants dans un monde de douceur.

C'est un glissement pathologique.
J'ai
écrit sans consulter un seul spécialiste. Puis le succès du livre m'a
permis de rencontrer des psychiatres. On utilise mon texte comme
matériel à l'université, comme exemple du « suicide altruiste »: un
individu ressent une telle souffrance personnelle qu'il tue l'autre
parce qu'il croit qu'il souffre autant que lui. Il veut le soulager.

« Bord de mer » est-il un texte d'excuse ?
Non,
même si je n'ai pas voulu juger le personnage. J'ai voulu suivre son
parcours et ses émotions. Elle perçoit le monde comme violemment
hostile. Cette hostilité n'est pas réelle pour nous. Mais pour elle,
c'est une réalité. Elle n'a pas la carapace de protection qui nous
protège. Elle n'a pas les mots ni les repères. Tout est agression. À la
fin du récit, quand elle vient de tuer ses enfants, elle dit: « J'ai
hurlé. » C'est ma sanction :je voulais qu'elle reçoive une claque, un
seau d'eau froide, un réveil de conscience. Elle réalise ce qu'elle a
fait. Ce « J'ai hurlé » m'a aidée à sortir le livre. C'est ma
désapprobation, qui enlève au texte toute portée de justification ou
d'excuse.

Une mère pourrait-elle tuer ses enfants pour ne pas les perdre ?

Si
l'on est atteint de folie, oui: on préfère tuer ses enfants plutôt que
les rendre. S'enfermer et prendre son fusil. Faire du mal. Tout
détruire. La majorité des gens ont un garde-fou qui leur interdit de
frapper et de tuer. Verbalement, par contre, nous sommes très violents.
On dit des mots terribles à nos enfants. C'est un sujet abondamment
exploité par le cinéma d'Ingmar Bergman ou de WoodyAllen : le rapport
mèrefille est un lien presque hystérique. La violence est parfois aussi
forte Que l'amour qui les unit. Bien sûr, l'expression de cette
violence dépend de notre degré de civilisation, qui est différent pour
chacun de nous.

La mère de « Bord de mer » manque de
tout. Estimez-vous que les conditions de vie peuvent pousser à déborder
les interdits fondamentaux ?

Je crois que les femmes
battues ou les incestes concernent tous les milieux sociaux. Toutefois,
les conditions de vie ont leur rôle. Au sein d'une famille, c'est très
difficile que chacun ait son territoire, alors que la vie ou la survie
de chacun en dépend. Dans les logements sociaux étriqués, la détresse
peut surgir à cause de cela. Les conditions matérielles de vie sont
évidemment à mettre en cause. À cet égard, il n y a pas de grande
différence entre les humains et le règne animal. Mettez un rat dans une
boîte, ça va. Mettez en trois, ils se bouffent.

Pensez-vous que notre époque favorise ce désespoir ?
Avant,
les enfants mouraient en bas âge. On devait en faire plein en espérant
que quelques-uns survivent. Les enfants européens travaillaient.
Aujourd'hui, après une évolution importante de la place de l'enfant, on
a beaucoup perdu. Les parents divorcés font de l'enfant un objet de
guerre. Si nous étions plus civilisés dans la rupture, ce serait plus
facile. lis nous ont vus comme des malotrus ou des chiffonniers de la
vie. lis vont devoir construire sur ce carnage. Je pense qu'ils vont y
arriver. Tout reste à faire.


La littérature se veut-elle une réponse à l'horreur ?
Non,
la littérature essaye de changer l'angle de vue. J'ai essayé
d'approcher l'humanité d'un acte inhumain. De toute façon, il n'y a pas
de réponse : on a isolé des conditions favorables, mais aller plus loin
est difficile.

Bord de mer, de Véronique Olmi, mise en
scène Michel Kacenelenbogen, avec Magali Pinglaut, jusqu'au 10 mars au
Théâtre de Namur (081-22.60.26), du 15 au 31 mars au Théâtre de
l'Antre, à Charleroi (071-31.40.79), du 9 au 13 mai au Théâtre de la
Place, à Liège (04342.00.00)

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