L’enfant, la tablette, le temps et le corps par Serge Tisseron

Ce billet est a été publié initialement par Serge Tisseron sur son blog (Licence CC BY-NC-ND 2.0)

Chacun connaît le succès chez l’enfant des tablettes, smartphones, et autres consoles. Il touche, et regarde le résultat du mouvement de sa main que rien ne l’avait amené à prévoir. D’une certaine façon, cette expérience est semblable à celle de l’enfant qui découvre, émerveillé, la trace de son doigt dans sa purée ou celle de son geste sur le papier aussitôt qu’on lui confie un crayon. Dans les deux cas, il transforme le monde, et son jeu est jouissance. La différence est qu’avec une tablette, le résultat qu’il contemple n’est plus seulement l’inscription de son geste, c’est une féerie, un feu d’artifices, une séquence de splendeurs. Bref, tout y est plus beau, tout y est magique ! Alors, pourquoi limiter une activité si gratifiante ? Parce qu’elle est problématique sur deux points principaux, le rapport au corps et le rapport au temps.

Accepter le temps

Lorsqu’il inscrit ses gestes dans un trait, l’enfant découvre en même temps sa capacité à modifier le monde et le fait que cette modification est irréversible. Au contraire, le propre des technologies numériques est de nous immerger dans un monde où la réversibilité est la règle. Or la question n’est pas de savoir si les expériences dans le monde numérique et la culture qui leur est associée sont différentes des expériences et de la culture dans le monde concret réel. Elles le sont évidemment. Elle est de savoir de quelle manière il nous est possible d’intégrer au mieux ces différences, afin de distinguer les attitudes adaptées au monde quotidien de la présence sensible de celles qui sont adaptées au monde numérique. Nous autre, adultes, n’avons pas trop de difficultés à faire cette différence parce que nous avons grandi dans un monde où chacune de nos actions était irréversible. Nous pouvions empiler des cubes, les faire tomber et les empiler à nouveau, mais la seconde fois n’était jamais exactement semblable à la première. Nous avons d’abord construit nos repères du monde concret avant de découvrir, dans un second temps, les repères des mondes numériques. L’enfant, lui, en a besoin : l’acceptation du caractère irréversible de ses actions est la condition première de l’acceptation de la temporalité. Bien sûr, on pourrait envisager des logiciels pour enfants qui combinent la possibilité d’une réversibilité partielles pour certaines actions, et la non-réversibilité pour d’autres. Exactement comme le dessin sur papier inclue l’existence d’une gomme, mais d’une gomme qui n’efface jamais complètement, qui ne permet pas de recommencer autant de fois qu’on le voudrait, et qui finit par abîmer le papier. Il existera sans doute un jour de tels logiciels qui introduiront le très jeune enfant, via le numérique, à la non-réversibilité du monde, et en même temps à sa capacité de pouvoir, d’un geste, le transformer. Mais de tels logiciels n’existent pas encore. Les technologies numériques telles qu’elles sont proposées aujourd’hui sont inséparables chez leur utilisateur de la création d’un état d’immersion et de la croyance en la réversibilité de toutes les actions.

Accepter le corps

Le rapport au corps propre se construit à la fois dans l’action et dans la perception du temps de l’action. Sa construction suppose un rapport à l’espace où il se déplace, et au temps de son expérience. Lier la création de formes à l’utilisation exclusive du doigt, voire de la main, comme c’est le cas avec une tablette tactile, c’est amputer l’expérience corporelle de dimensions qui lui sont indispensables. Et proposer que cette activité se déroule dans des moments où des activités corporelles fondamentales sont engagées, comme l’alimentation et l’excrétion (puisque certains constructeurs proposent des pots reliés à des tablettes), c’est empêcher que se constitue un rapport au temps et à l’espace où l’existence s’appréhende comme totalité à travers un corps totalement engagé dans une activité. Le corps coupé de l’attention à ses propres fonctions ne se constitue plus en corps propre. Il est corps machine, morcelé au gré d’appareillages multiples. Avec le risque que cela entraîne des phénomènes ultérieurs de désorientation, de confusion et d’angoisse, dans la mesure où l’attention du jeune enfant est détournée des expériences qui fondent la perception de son corps comme lui appartenant. Là encore, et comme pour le rapport au temps induit par les tablettes actuelles, c’est une distorsion de l’expérience d’exister. Si nous condamnons l’utilisation des tablettes chez le jeune enfant (sauf de façon ponctuelle et accompagnée), c’est pour lui donner le temps de construire d’abord ses repères corporels et temporels propres. C’est alors seulement qu’il pourra constituer un mode de relation satisfaisant aux technologies numériques, en trouvant la bonne distance à laquelle les situer au sein de l’ensemble de ses expériences du monde. L’enfant qui sait utiliser des cubes réels gagnera beaucoup à assembler des cubes virtuels. Mais celui qui ne sait pas assembler des cubes réels ne gagnera rien à assembler des cubes virtuels.

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