Régulièrement, les médias mettent à la une des
actes de violence agis par des mineurs : faits divers de vols,
insultes, rackets, incendies, meurtres…. Non objectivée, la violence
des jeunes est présentée comme explosive mettant en danger la sécurité
publique. En tant que professionnels, nous sommes touchés par l’impact
de ce sentiment d’insécurité nourrit par la peur de jeunes.
Nous
vous proposons en lecture une réflexion de Didier Robin, psychologue
qui accompagnent de nombreux jeunes dans le cadre de sa pratique en
tant psychanalyste et thérapeute familial.
Adolescence: les couteaux les plus dangereux coupent leurs propres poignets.
par Didier Robin [1]
«
Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse
d’aujourd’hui prend le commandement demain. Parce que cette jeunesse
est insupportable, sans retenue, simplement terrible … Notre monde
atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents.
La fin du monde ne peut être loin. » Hésiode (VIIIe s.av. J.-C.)
On
peut voir à quel point la violence des jeunes n’est pas nouvelle tant
cette citation d’Hésiode paraît refléter notre actualité. C’est un
point de départ essentiel à toute réflexion que de prendre un certain
recul par rapport à la force de l’émotion suscitée par un drame. Se
dégagent deux positions différentes qu’il faut maintenir en relation
sans pour autant les confondre. Il y a la position morale qui suppose
un jugement de valeur et la position scientifique qui conduit à
dépasser les évidences du sens commun. Le dialogue nécessaire entre ces
deux positions est très certainement le cœur-même du pari démocratique
: penser la morale à partir du savoir, soumettre les conséquences du
savoir à l’exigence éthique.
Les hasards de l’actualité nous ont
amenés à prendre connaissance en même temps du drame qui a frappé
Yannick et ses proches et des dernières statistiques sur la violence en
milieu scolaire. Un premier mouvement tend à faire penser que l’horreur
de l’un confirme l’ampleur des chiffres de l’autre mais un vrai travail
d’information implique une mise en perspective sans laquelle une donnée
chiffrée peut signifier tout et n’importe quoi. Ainsi, on apprend en
fait que, de 2002 à 1998, les chiffres concernant les ports d’armes à
l’école ne sont pas en augmentation ; c’est plutôt le contraire ! Comme
Jean-Claude Matgen a pu le faire dans son Edito de La Libre du 23
février, il est urgent de relativiser l’affolement et de lutter contre
« la psychose du couteau ». On sait, en effet, que ce genre de «
psychose » a tendance à produire les effets que l’on voudrait éviter :
se sentant en insécurité, chacun, jeunes compris, aura tendance à
s’armer pour se protéger mais en augmentant du même coup le risque de
dérapage ; sans oublier le danger plus général de voir la démocratie
basculer vers des régimes autoritaires qui n’assurent une sécurité
apparente qu’au prix d’une extrême violence de l’Etat.
Relativiser
l’affolement ne veut pas dire abandonner toute préoccupation à l’égard
du devenir de notre jeunesse. C’est le contraire que je souhaite ici
susciter. Je voudrais qu’une réflexion « scientifique » nous guide, en
tant qu’adultes, pour nous aider à soutenir une position morale sur
laquelle nos adolescents pourraient s’appuyer ; ce dont ils ont le plus
grand besoin ! Peut-être devons nous partir de ce que Hésiode nous a
rappelé : l’adolescence et la jeunesse sont caractérisées par une
certaine violence. Violence des modifications du corps, d’une énergie
vitale difficile à canaliser, de la découverte de l’amour, de la
sexualité ; conscience aiguë du déroulement du temps, de la précarité
de l’existence et besoin impérieux d’éprouver ses limites au risque de
la mort… Affirmation de soi qui passe aussi par la confrontation
parfois brutale avec l’autre. Si l’on veut bien reconnaître que
l’agressivité pose un problème moral auquel chacun d’entre nous est
confronté tout simplement parce qu’elle est une composante inévitable
de l’existence, il faut bien prendre la mesure du fait que
l’adolescence est par essence un moment où cette question se pose avec
une acuité toute particulière. Voilà donc une excellente raison de
s’intéresser de près aux risques que nos adolescents courent.
C’est
ce qui m’a amené à la plus grande perplexité. Si l’émotion provoquée
par le meurtre de Joe en pleine gare centrale a pu ouvrir un grand
nombre d’espaces de débat sur les questions de sécurité, il est
impressionnant de découvrir la réalité de certains risques dont on
parle très peu. Ainsi, ce sont les accidents qui représentent la
première cause de mortalité des adolescents… suivis par les suicides.
C’est un phénomène qui s’accentue chez les jeunes hommes (entre 25 et
35 ans) où le suicide devient la première cause de mortalité. Et c’est
sans doute assez emblématique d’une des coordonnées fondamentales de
notre époque : autant le retournement de la violence sur soi dont le
suicide est la forme la plus spectaculaire est socialement et
médiatiquement peu pris en compte, autant ses ravages sont
considérables. Les chiffres sont à cet égard très parlants : dans
l’ensemble de la population, les suicides tuent dix fois plus que les
meurtres ! Deux fois plus que tous les accidents de la route !
On
en arrive alors à la constatation saisissante que nous vivons dans une
société où le risque de se tuer soi-même est beaucoup plus grand que
celui d’être tué par un autre ! Constatation encore plus prégnante chez
les jeunes. Au delà-même du suicide, le danger est le plus souvent
difficile à cerner et correspond à la complexité d’un univers
démocratique et individualiste. Alors que le niveau de liberté
individuelle dépasse tout ce que les sociétés humaines précédentes ont
pu connaître, tous les liens sociaux sont de plus en plus précaires. Le
sociologue Norbert Elias mettait en avant que le repliement de
l’individu sur lui-même est le reflet du fait que tous les liens
d’appartenance (conjugaux, familiaux, professionnels, communautaires,
etc.) s’avèrent maintenant révocables ; ce qui est une profonde
nouveauté. On peut comprendre dès lors l’intérêt porté à soi puisqu’il
s’agit de la seule relation que l’on soit sûr de conserver jusqu’à sa
mort !
C’est plutôt à cette réalité que semble renvoyer la face
cachée de la violence des jeunes ; à une insécurité fondamentale
correspondant à la précarisation de tous les liens. Ce n’est alors pas
tant à l’autre que les jeunes destinent d’abord l’expression de leur
agressivité. En témoignent la fréquence de conduites à risques qui
parfois tournent mal ; ce qui explique pour une bonne part que les
accidents soient la première cause de mortalité des adolescents.
Fréquence des suicides bien sûr mais aussi de nombreuses formes de
retournement de la violence sur soi qui, pour être moins radicales,
n’en sont pas moins très préoccupantes : toxicomanies des garçons,
troubles alimentaires et automutilations chez les filles par exemple.
Si
nous voulons être conséquents quant à notre responsabilité d’adultes
préoccupons-nous, en effet, de la violence des jeunes. Ayons le courage
de nous confronter à « une vérité qui dérange » et qui est aussi
déroutante que le réchauffement climatique, qui nous met aux prises
avec une aussi grande complexité… qui nous renvoie sans doute aussi à
nous-mêmes. La violence que les jeunes sont amenés à exercer à l’égard
d’eux-mêmes n’a sans doute jamais été aussi grande. Pour les
adolescents, les couteaux les plus souvent dangereux sont ceux avec
lesquels ils retournent la violence contre eux-mêmes.
[1]
Didier Robin est psychologue, psychanalyste, thérapeute familial à la
Clinique Saint-Jean et au Centre Chapelle-aux-champs à Bruxelles.
Ce texte est paru dans La Libre Belgique du 1er mars 07 sous le titre "La face cachée de la violence des jeunes".