La vérité, toutes les vérités

Carte blanche parue dans Le Soir du 9 janvier 2010  

Vincent Magos Psychanalyste, responsable de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitances

Une mère assassine ses enfants, toute une population est en émoi, le procès a lieu, la vérité est prononcée. Rideau, c’est fini. Ou du moins, le voudraient, ceux qui s’émeuvent qu’un cinéaste envisage de s’en inspirer.

Dans nos sociétés où l’innocence magnifiée de l’enfant vient faire écran à la difficulté des adultes de quitter leur toute-puissance infantile, il n’est pas étonnant alors que les figures du pédophile et de la mère infanticide servent d’icônes, fassent la « une » des médias ainsi que l’objet privilégié des frissons et des opprobres contemporains.

Rester collé au fait divers, chaque mois renouvelé, chaque fois sanctionné par la justice n’aide en rien à comprendre en quoi cela nous concerne. La consommation des nouvelles vient ainsi nourrir la conviction d’un monde bien organisé entre les bonnes gens et les autres.

Dans son cabinet, le psychanalyste entend les tumultes intérieurs, écoute ces itinéraires chaque fois uniques et, pour ne pas être englué dans ces histoires, il partage son expérience avec ses collègues. Ensemble, ils construisent des théories. « Notre façon prosaïque de lutter contre le Démon consiste en ceci, que nous le décrivons comme un objet scientifiquement saisissable », écrivait S. Freud à S. Zweig en 1925

Si le psychanalyste peut aider un sujet à apaiser ses chaos, ou à dénouer les liens qui l’emprisonnent, il ne peut apporter d’éclairage public pour des raisons de confidentialités bien sûr et aussi parce que ses théories, on vient de le voir, sont une mise à distance de l’horreur. C’est pourquoi il faut remercier les artistes quand ils nous font entendre, de l’intérieur, la voix du parent infanticide : Euripide ou Corneille (Médée), hier ; Véronique Olmi (Bord de mer), Emmanuel Carrère (L’adversaire) ou Mazarine Pingeot (Le cimetière des poupées) plus récemment.

Face à l’horreur, souvent à tort considérée comme innommable, l’artiste nous aide à deux niveaux.

Les tragédies publiques qu’elles soient d’ordre politique comme la Question royale ou criminelles comme les tueurs du Brabant wallon ou l’affaire Dutroux laissent des traces traumatiques malgré les rituels d’apaisement organisés dans l’espace parlementaire ou judiciaire. Ces blessures ont à être élaborées peu à peu, et l’artiste, par sa mise en récit, nous y aide. Il ne cherche pas la véracité objective des faits, il fait le lien entre une tragédie et toutes celles qui ont déjà été vécues par l’humanité. Sa version du mythe est vraie au même titre que toutes les autres versions. Et les mythes, on le sait, aident les humains à être humains, ensemble face au ciel qui peut leur tomber sur la tête.

L’autre dette que nous avons envers l’artiste est celle d’un trajet intime. Freud remercie Zweig de sa « plongée dans la vie intérieure des hommes démoniaques », d’autant que ces démons rejoignent ceux de nos rêves et de nos fantasmes, ceux qui nous habitent car il n’y a pas deux axes, celui du bien et celui du mal. En termes de prévention, nous pouvons d’ailleurs dire que reconnaître la part de haine que l’on éprouve vis-à-vis de ses enfants réduit le risque que l’agressivité soit agie.

Entrer dans l’œuvre, accepter le partage de l’artiste, c’est donc oser quelque peu mettre en lumière notre ombre à nous.

S’il peut y avoir une certaine vérité journalistique, s’il y a la vérité judiciaire, qu’il n’est nullement question de remettre en cause, il est encore des vérités plus sombres, plus intérieures, plus inaccessibles. Il nous faut remercier les artistes de les exprimer publiquement.

Seul le fou du Lotus bleu peut croire que la vérité est Une, et vouloir couper la tête de Tintin, pour que celui-ci en soit définitivement convaincu.

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