Penser l'émotion, encore et toujours

Penser l'émotion

La situation de Michèle Martin suscite de nombreuses réactions dans des sens divers.

Comme nous l'écrivions en 2004 dans "Procès Dutroux, penser l'émotion" , " C’est être aux côtés de son semblable que d’être ému par sa souffrance. Mais si l’émotion peut être un moteur, elle peut également s’avérer un piège, elle peut paralyser, engluer. Par sa capacité à penser à lui-même et au monde qui l’entoure, l’homme évite d’être emporté par ses émotions et gagne ainsi en humanité. Dans ce mouvement, il se laisse à la fois toucher par la souffrance de l’autre et, plutôt que d’en être sidéré, fasciné, il devient capable de penser et parler cette souffrance et, éventuellement, d’agir.

En effet, dans de telles circonstances, le risque est grand de faire la part belle au sensationnalisme, de s’étendre sur des pratiques abjectes, de se centrer sur les détails les plus morbides - ceux qui font du tirage et alimentent les ragots. Et chacun de se retrouver alors captif du sordide, sidéré par l’horreur et renvoyé à une impuissance tellement insoutenable qu’elle provoque la colère, le passage à l’acte ou à l’inverse la dépression, la banalisation, les «à quoi bon?» et «tous pourris». Éviter d’entrer dans la fascination pour le sensationnalisme est de la responsabilité de tous (...)

Contre le chaos, contre la monstruosité, il n’y a pas d’autres armes que celles de la pensée, de la dignité, de l’attention à autrui, de la construction permanente d’un vivre ensemble."

Les paniques morales

En 2009, paraissait dans Le Soir une carte blanche intitulée "Un regard historique sur les « croisades morales »" signée de Christine Machiels et David Niget qui abordait un des aspects qu'il y a lieu de penser aujourd'hui, celui des paniques morales.
Nous avions demandé à ces chercheurs d'étayer leurs propos et de rédiger un Temps d'arrêt qui se trouve être en cours d'édition. A titre de réflexion, nous vous en proposons la lecture de la conclusion, en avant première ci-dessous, et le texte complet en version pdf :  "Protection de l'enfance et paniques morales"

 

" Depuis plus d’un siècle, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle configuration de l’espace public, où pouvoirs politique, expert et médiatique participent de la fabrique de l’opinion publique tout en s’en revendiquant comme porte parole. Dans ce creuset est né une forme spécifique de communication, recyclant la peur comme moteur de l’action : la « panique morale ». Ces épisodes se sont succédés selon les contextes et les angoisses du temps : masturbation, inceste, « traite des blanches », prostitution, avortement, contraception, homosexualité, sexualité adolescente, sexualité « transraciale », pornographie, pédophilie, etc. ont suscité, un jour ou l’autre, une vague d’affolement démesurée. Au mieux, après la fureur populaire, celle-ci tombe dans l’oubli (jusqu’à la prochaine fois) ; au pire, elle s'emballe, entraînant avec elle une machine infernale, dotée des instruments légaux ou extra-légaux de la répression. Le monstre que l’on chasse, aussi marginal soit-il, apparaît comme un danger omniprésent, expertisé et médiatisé à l’envi, contre lequel bataillent les « chastes croisés ». Ces derniers, par prétention d’universalité, fixent eux-mêmes les frontières morales entre les deux camps, dont il devient impossible de franchir la démarcation sans susciter l’hallali.

Nonobstant : les agressions sexuelles exigent une réponse de la Justice. Que l’on songe aux abus dont les enfants sont victimes : l’avis est aujourd’hui unanime quant à l’impératif rôle de l’État qui, au nom de sa mission tutélaire à l’égard des mineurs entérinée dès le début du XXe siècle, est le garant de la protection de l’enfance « innocente » face à la sexualité adulte. Mais, quand bien même l’émotion submerge, la prudence est de mise : cadenasser une menace isolée, aussi terrible soit-elle, peut quelquefois devenir prétexte, au nom de l’enfance bafouée, à étendre un dispositif de protection, donc de tutelle, à la société entière. Combien la tentation est parfois grande de troquer les nuances du droit libéral, où les libertés individuelles ne sont pas subordonnées aux impératifs de l’ordre public, contre une logique simpliste de gestion des risques.

Si le risque est réel, sa politisation doit être conforme au débat démocratique : éclairée, discutée et mesurée. Les accusés de « délits sexuels » ne méritent pas les amalgames d’un discours du soupçon généralisé. Les jeunes victimes même, dont on fait des oies blanches, pâtissent de la simplification des figures dans le théâtre judiciaire, car à l’angélisme succède souvent la suspicion. Qui plus est, à vouloir protéger des populations « vulnérables », on restreint leurs droits. Enfin, ne nous le cachons pas, la panique morale procède du singulier pour coloniser le général : c’est bel et bien l’ensemble de la société qui est touché par les dispositifs de sécurité mis en place lors des croisades morales. "

Protection de l’enfance et paniques morales

 

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