[Texte] Des institutions en voie de disparition ou de mutation ?

« Qu’est-ce que c’est que cette punition ? ». Ce parent qui était venu rencontrer le professeur vient d’apprendre qu’une sanction a été décidée pour son enfant. Or, sa question, il ne la pose pas à son enfant, encore tout penaud, mais au professeur. Ce dernier, piqué au vif, tente de justifier sa décision tout en masquant son agacement. Ce qui se joue ce soir là, c’est le lent effacement de l’école comme « institution » à même de donner légitimité au professeur. Mais pour aller vers quoi ?

La crise de confiance des institutions

Ces dernières décennies, nos sociétés sont souvent qualifiées d’individualistes, en ce sens que la place qu’elles accordent à lindividu semble enfler constamment . Certains d’entre nous se pensent dès lors de moins en moins comme appartenant à une organisation, à une classe, à une fonction, mais avant tout comme appartenant à eux-mêmes, libres de tous leurs choix, ou presque.
Les institutions (au sens large de structures reconnues au sein de nos sociétés) dans lesquelles nous nous inscrivons et qui nous définissaient notre rôle et nos comportements ont perdu de leur superbe et de leur crédibilité : ce ne sont plus elles qui impriment a priori comment nous comporter.
Or, sans fonction, sans place au sein d’une institution qui nous précède, c’est l’individu qui est en première ligne en cas de critique ou de remise en cause : on ne voit pas l’école qui sanctionne (justement ou injustement) un comportement, mais on voit le professeur qui punit. Ne plus voir la fonction (le professeur) ramène à l’individuel, au duel, à la confrontation interpersonnelle, voire même à l’affectif (« si le professeur a puni mon enfant, c’est parce qu’il ne l’aime pas ») là où une institution, une fonction, pouvait faire tiers et contenir les conflits et les sentiments dans un cadre.

Professeurs et parents en perte de repères

La problématique atteint autant l’institution « école » que l’institution « famille ». Le parent, à son tour, se voit pris à parti en tant qu’individu … et ne peut plus se protéger comme avant de par son rôle de « parent adulte qui sait et transmet». La tentation pour l’adulte de donner plus de place aux désirs de l’enfant, de lui céder, est d’autant plus grande que la fonction ne le protège plus du tout affectif (« Si je suis trop strict, il ne m’aimera plus, par contre, si je cède, j’existerai à nouveau à ses yeux. »). Elle ne le protège pas non plus de  l’idée reçue (et pourtant fausse) que l’enfant est capable de décider librement : « J’ai laissé à mon fils le choix dans les activités qu’il voulait faire. Il m’a dit ’’je veux faire du basket’’ et je lui ai tout acheté… mais maintenant, il n’aime plus le basket, il veut faire du foot. ». « Ma fille a deux ans, le père et moi sommes séparés, je ne sais pas si on se remettra ensemble, tout dépend de ce que veut ma fille ».

Si l’enfant est effectivement capable d’exprimer ses désirs, il est par essence limité par ce qu’il connaît, et par sa perception souvent à court terme. Il sait « son petit monde » par coeur, et a parfois peur de mettre un pied dans un monde plus grand, ou à l’inverse il veut tout investiguer, sans limites. Or, c’est là justement la fonction du parent, du professeur. La quête d’autonomie (qui va de pair avec l’inflation de l’individu) semble commander à l’enfant d’être autonome tout de suite. Or, l’autonomisation est souvent mal comprise : il ne s’agit pas d’un droit, d’un donné, mais d’un acquis via un long apprentissage. En effet, un individu ne peut exister seul. Il se construit dans un cadre social, institutionnel, sociétal qui lui préexiste. Ce sont les règles du collectif qui génèrent du sens, et non pas une subjectivité désincarnée.

Pour le parent comme pour le professeur, un jeu de miroirs peut parfois se mettre en place : le parent qui se sent fragilisé dans sa place sera tenté de renforcer son lien avec l’enfant en critiquant son professeur et son école, ou à l’inverse en investissant ce même professeur d’un cadre que le parent ne se sent pas capable d’imposer à la maison. En retour, des professeurs peuvent entrer dans ce même jeu, et se plaindre de ces jeunes qui sont intenables en classe. Selon ces professeurs, ce sont bien souvent les parents qui n’ont pas inculqué à leurs enfants les fondements de l’autorité, et ce n’est par conséquent pas à eux, professeurs au programme déjà bien rempli, de se charger de ces aspects.

Au final, chacun se renvoie la « patate chaude » de l’autorité, de peur de s’y brûler les doigts.

Un cadre à (ré)interroger

C’est pourtant à chacun, à son niveau, parent comme professeur, lorsqu’il est confronté à cette disparition du cadre (« je suis perçu comme individu, et non plus comme un parent ou un professeur ») de réagir en faisant la part des choses. Il ne s’agit pas de réinstaller un cadre strict et rigide avec force et sanctions, mais au contraire d’interroger ce cadre préexistant, de refaire le chemin de sa pertinence, d’abord pour soi, et pour questionner son sens actuel pour l’institution : « Comment je vois ma classe et mon école en regard du contexte de société ? Sur quoi se fonde ma famille, ma parentalité, face aux normes actuelles ? Qu’est ce qui peut être changé car il ne correspond plus à notre monde, et que je ne pourrais de toute façon plus maintenir ?  Et à l’inverse, qu’est-ce qui doit être maintenu car il garde toujours ce sens profond qui le fonde ? » Ces questionnements, parfois ardus mais toujours nécessaires, permettront par la suite de réaffirmer les balises essentielles auprès de l’enfant, de remettre des limites dont celui-ci a besoin pour se construire dans une école ou dans une famille. Ce cadre ne supprimera pas l’affectif et les émotions ressenties, mais il permettra de les accueillir, de les contenir, sans tomber systématiquement dans le débordement émotionnel ou la violence.

Pour tenir ce cadre, il est essentiel de partager la réflexion avec ses pairs : entre professeurs, prenons le temps de réfléchir à la meilleure façon de se positionner pour faire grandir de futurs individus sans tomber dans l’individualisme; entre parents, voyons comment nous pouvons nous épauler mutuellement, en définissant des règles que nous appliquons de la même manière vis-à-vis de l’enfant.

Il nous sera alors à nouveau possible de nous appuyer sur ce cadre, sur cette institution « école » ou « famille » dont nous aurons étayé et reconnu ensemble la solidité rassurante.

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