Le pédagogue et les droits de l'enfant : Histoire d'un malentendu ?

Philippe Meirieu

Professeur des universités

Texte rédigé pour la journée d'études annuelle de DEI-France, sur l'ECOLE (2001).

 

La Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, est l’aboutissement d’une très longue histoire. On peut, bien sûr, l’inscrire dans la filiation de Rousseau et, peut-être même, voir en Montaigne un de ses précurseurs. On doit, de toute évidence, la faire remonter aux années 1920, puisque que c’est à ce moment-là que Janusz Korczak réclama pour la première fois à la Société des Nations une “ Charte pour la protection des enfants ”. Le 17 mai 1923, l’Union internationale de secours aux enfants proclama, pour la première fois, une Déclaration des droits de l’enfant, dite aussi “ Déclaration de Genève ”, qui était essentiellement centrée sur le soutien et l’assistance aux enfants en difficulté mais qui, néanmoins, comportait déjà un certain nombre de principes qui seront repris en septembre 1924 par l’assemblée de la Société des Nations.

 

Mais la déclaration à laquelle nous nous référons aujourd’hui, c’est celle de novembre 1959, qui, 30 ans plus tard, le 20 novembre 1989, est devenue une convention. Une convention, c’est-à-dire non pas une simple déclaration d’intention, mais un texte ayant force de loi et constituant une référence obligée pour tous les pays qui y adhèrent. Un texte particulièrement important aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle : un milliard et demi d’enfants vivent avec moins de 170 francs français par mois ; quinze millions d’enfants de moins de cinq ans meurent chaque année par manque de soins ; plus de cent millions vivent dans la rue ; quatre cents millions sont exploités par le travail, le plus souvent dans des conditions indignes ; en Afrique seulement, plus de cent cinquante millions d’enfants n’ont pas accès à la moindre forme de scolarisation et ce chiffre est en augmentation d’année en année, certains états africains comme le Congo ayant décidé d’interrompre tout financement en matière éducative. Pendant ce temps, dans les pays occidentaux, la marchandisation de l’enfance sous toutes ses formes ne cesse de s’accroître : exploitation éhontée de l’enfance par la publicité et les médias, développement de sectes de tous ordres où l’abus sexuel sur des mineurs est considéré comme un “ droit des adultes ”… Bref, plus de dix ans après la Convention internationale des droits de l’enfant, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur son actualité !

Pour autant, ce texte est loin de faire l’unanimité et il soulève de nombreuses questions qu’il n’est pas possible d’éluder. C’est pourquoi il est nécessaire d’en analyser précisément les enjeux. Nous le ferons en montrant, dans un premier temps, à quel point cette convention, si on la comprend comme “ événement ”, dans le mouvement même qui a permis son élaboration et qui amène nombre d’entre nous à se référer à elle, est un texte absolument essentiel. Mais nous montrerons aussi que, pris dans sa littéralité, analysé indépendamment d’une compréhension proprement pédagogique du phénomène de l’enfance et de l’éducation, ce texte est profondément ambigu et suscite légitimement un certain nombre d’interrogations. Nous nous efforcerons de répondre à ces dernières en montrant, précisément, qu’elles sont au cœur du travail de l’éducateur et qu’à ce titre, elles ne doivent pas nous faire peur mais, au contraire, nous permettre d’entrer dans la complexité même de l’entreprise éducative, loin des apories théoriques et des polémiques, là où s’élaborent la conviction et les moyens nécessaires à tout éducateur aux prises avec la nécessité de transmettre sans conformer.

La Convention internationale des droits de l’enfant : l’expression de l’insurrection éducative fondatrice

N’hésitons pas à le rappeler et à le revendiquer : la Convention internationale des droits de l’enfant est d’abord un texte d’indignation et de révolte. Daniel Hameline souligne admirablement que “ l’éducateur est un insurgé ” : “ Car éduquer, en définitive, et quel que soit notre soin à en différer l’échéance, c’est trancher du mieux et du moins bon, c’est s’insurger contre ce qui est au nom de ce qui devrait être. (…) Une vertu fondamentale de l’éducateur, s’il lui faut se concevoir vertueux, c’est bien l’indignation. (…) Il est impossible d’éduquer sans croire, sans espérer, c’est-à-dire sans s’indigner de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le bien le plus précieux de l’humanité, son enfance, vouée aux nuisances de toutes sortes, à la stupidité, à l’incurie de l’espèce malfaisante que nous sommes. ” [1] Korczak, l’inspirateur des droits de l’enfant est bien, d’abord, un insurgé, comme toute son œuvre en témoigne [2]. C’est un homme qui ne supporte pas la violence faite à l’enfance : la violence physique, bien sûr, la violence psychologique également, mais aussi la violence des institutions qui prétendent œuvrer pour “ son bien ”.

Or, explique Korczak, la plus grande partie de ces violences tient précisément à ce que l’enfant n’est pas considéré comme un enfant ; sa spécificité d’être fragile, en devenir, et qui nécessite, pour cela, une protection particulière, n’est pas prise en compte. Il est enrôlé de force et beaucoup trop tôt dans nos querelles d’adultes, nos rivalités d’adultes, nos combats d’adultes… notre égoïsme d’adulte. Nous manquons de ce plus élémentaire “ respect ” [3> à l’égard de celui qui vient : lui faire une place, lui dégager un espace, lui permettre d’exister et de grandir sans être malmené. Il faut donc entendre la revendication de droits pour l’enfant comme une protestation contre le réductionnisme qui triomphait à l’époque, contre cette tentation permanente de l’adulte de pratiquer ce que certains nomment “ l’effet Jivaro ” : considérer que l’enfant n’est qu’un adulte en miniature, un peu comme dans ces tableaux de la Renaissance où les visages d’enfants sont, en réalité, des visages d’adultes sur des corps d’enfants.

À l’époque où Korczak initia l’idée de droits de l’enfant – mais aujourd’hui encore certainement – il était essentiel d’affirmer qu’il y a bien une spécificité de l’enfance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Korczak fut l’un des premiers et reste l’un des plus grands écrivains de littérature de jeunesse [4]. Admettre qu’il y a une culture particulière possible pour les enfants, revendiquer le fait qu’il s’agisse là d’œuvres véritablement culturelles au plein sens du terme - et pas seulement de jouets ou de supports occupationnels -, c’est reconnaître que les enfants ne sont pas simplement de petits adultes censés apprendre par cœur, avant de pouvoir les comprendre, quelques extraits ou résumés médiocres des grandes œuvres qu’ils aborderont véritablement plus tard en tant qu’adultes.

Cela signifie que l’enfant a bel et bien un présent, qu’il y a un présent de l’enfance, que l’enfance n’est pas simplement une préparation à la vie adulte et à un avenir lointain qui - Rousseau l’avait déjà souligné - n’est pas, pour lui, de l’ordre des représentations possibles. “Travaille et tu auras un bon métier ” : voilà une exhortation bien dérisoire pour un être qui ne peut comprendre ce dont on lui parle, accéder à des enjeux hors de sa portée, et qui finira simplement, parfois, par céder à la pression affective de l’adulte… ou par baisser les bras, en toute ignorance de cause !

Accepter que l’enfant ait un présent, c’est donc s’imposer comme devoir d’adulte de lui permettre de donner sens aux activités qu’on lui propose, non pas en référence permanente à des gains ultérieurs mais parce que nous sommes capables de lui montrer que ces activités l’aident à grandir et à accéder à la compréhension du monde ; parce que nous parvenons à lui faire entendre qu’apprendre, c’est, tout à la fois, gagner du pouvoir sur tous ceux et toutes celles qui voudraient penser à sa place et trouver du plaisir à entrer dans l’intelligence des choses. C’est remplacer ainsi un hypothétique rapport marchand par une exigence de verticalité dans le présent : les savoirs deviennent alors “ saveurs ” parce qu’ils permettent d’accéder aux secrets de l’homme, au secret de sa propre naissance, aux énigmes de sa propre existence. L’adulte ne disparaît pas pour autant ; il quitte simplement le registre du troc pour celui de la promesse : la promesse de satisfactions entrevues dans la culture, la promesse - qu’il incarne lui-même - de la joie possible, de la jubilation même à laquelle on peut accéder si on accepte d’en payer le prix maintenant, par un effort qui, pour être difficile, n’est ni reniement ni assujettissement. À cet égard, la maxime qu’Édouard Claparède avait donnée à La Maison des Petits à Genève est pleinement conforme à l’inspiration korczakienne qui présida à l’élaboration des droits de l’enfant : “ L’école où les enfants ne font pas ce qu’ils veulent mais veulent ce qu’ils font. ”

Mais, au-delà de cette nécessaire reconnaissance du présent de l’enfance, la déclaration des droits de l’enfant est aussi un texte à entendre comme une remise en cause de l'hégémonie du modèle de l’adulte traditionnel en tant qu'être achevé, à imiter, par opposition à l’enfant qui serait, lui, un être fondamentalement inachevé. Car, Korczak affirme que l’adulte, lui-même, n’est jamais achevé et que l’enfant, même s’il n’est pas achevé, est déjà un être humain à part entière. C’est là un renversement essentiel.

On confond, en effet, trop souvent achèvement et complétude : or, il faut être un esprit fort ou totalement naïf pour penser qu’un adulte, un jour, puisse se prétendre achevé ; c’est là le signe, assurément, d’une suffisance qui ruine toute espérance d’humanité. Aucun d’entre nous, aussi avancé soit-il dans sa vie, aussi lucide soit-il sur lui-même, n’a jamais fini de régler ses comptes avec son enfance, et celui qui s’en croit définitivement débarrassé en est probablement le plus esclave [5]. Un homme “ achevé ” n’est pas un homme ; c’est une image d’Épinal, quelqu’un qui a aboli définitivement toute inquiétude et toute question ; à ce titre, c’est un “ homme mort ”.

Pour autant, nous devons accepter que tous les êtres, quel que soit leur degré d’inachèvement, sont des “ hommes complets ”, au sens où, selon l’expression de Montaigne, “ ils portent tout entière l’humaine condition ”. Affirmer cela et le revendiquer pour l’enfant aussi, c'est s’inscrire en faux contre la conception qui enferme l'enfant dans les sentiments - voire le sentimentalisme - alors que l'adulte se définirait par la rationalité. Car, si l’enfant a des sentiments, s’il est un être de pulsions et de désirs, il est déjà, aussi, un être de raison, et cela avant même “ l’âge de raison ”. Il faut être très ignorant de la réalité de l’enfance pour ne pas voir à quel point l'enfant est un “ raisonneur ”, alors que, symétriquement, l’adulte reste bien souvent un être très affectif, imperméable même parfois à toute forme de rationalité. Les enseignants savent bien à quel point les enfants, même très jeunes, peuvent être de redoutables “ discuteurs ”… tout comme les formateurs d’adultes ont maintes fois éprouvé à quel point des êtres apparemment en pleine maturité peuvent s’avérer infiniment fragiles dès que des savoirs nouveaux viennent les déstabiliser. Certes, les formes de rationalité sont différentes chez l’adulte et chez l’enfant : ce dernier, d’ailleurs, construit progressivement, comme l’a montré Piaget, des structures mentales différentes et de complexité croissante. Mais rien ne serait plus faux que d’avoir une vision linéaire de l’accès à la rationalité : il y a déjà de la raison chez l’enfant de deux ans… et un adulte qui a accédé aux formes les plus complexes du symbolisme logico-mathématique reste, parfois, de son côté, tributaire de réactions tout à fait “ infantiles ”. En fait, nous sommes, dans ce domaine, en face d’une réalité qui pourrait être décrite en termes géologiques : l’ordre d’apparition des couches successives est souvent complètement bousculé par les événements… au point qu’il est fort rare qu’on trouve les roches de l’ère quaternaire au sommet des montagnes tandis que celles de l’ère primaire resteraient enfouies loin sous nos pieds. L’enfant, comme l’adulte, sont donc, tout à la fois, des êtres complets et inachevés. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’ils soient identiques ni qu’il faille que l’adulte abdique de ses prérogatives spécifiques.

Comme l’adulte, l’enfant est, tout à la fois, un être de sentiments et un être de raison ; mais c’est aussi, précisément parce qu’il incarne déjà “ l’humaine condition ”, un être attentif à la qualité de ce qu’on lui propose. C’est même un être sérieux. Parfois plus sérieux que nous-mêmes dans nos activités les plus quotidiennes… ce qui ne veut pas dire qu’il cultive “ l’esprit de sérieux ” mais qu’il prend les choses au sérieux. Parmi les droits fondamentaux de l’enfant, il y a donc en toute première place - et Korczak n’a cessé d’en témoigner jusqu’au seuil de Tréblinka [6] - le droit à la qualité, le droit à l’exigence, le droit à la culture. Ce n’est pas là quelque chose d’anecdotique ; tout au contraire : c’est l’essentiel. La plupart des pédagogues ont travaillé, de Comenius à Alain, de Pestalozzi à Germaine Tortel, sur l’importance de l’ “ exercice ” : l’exercice, dans sa définition proprement pédagogique, est loin d’être une simple activité occupationnelle ou même un simple moyen de vérifier des acquisitions ; c’est beaucoup plus qu’un outil d’apprentissage, voire de “ construction des connaissances ” ; c’est le moment privilégié où toute l’intelligence passe dans la perfection du geste. Et encore, cette expression est-elle fausse car elle suppose l’antériorité de l’intelligence par rapport au geste, alors que, précisément, l’exercice exprime la simultanéité de l’émergence des deux : lors de l’exercice, l’esprit existe dans et par le geste et ce dernier tient sa densité de ce qu’il exprime d’intériorité. Maria Montessori, quand elle parle de “ l’esprit absorbant ” et décrit l’intensité de l’effort d’un enfant qui verse simplement le contenu d’un récipient dans un autre ne dit rien d’autre : elle témoigne de ce “ sérieux ” de l’enfance qui requiert un éducateur capable de l’accompagner dans cette “ exigence d’être ” à laquelle il aspire [7]. Tout cela, on le voit, est à mille lieues de la conception de “ l’enfant infantile ”, du “ mignotage ” comme on disait au Moyen-Âge, de l’enfant comme jouet des adultes, de l'enfant qui ne ferait que satisfaire notre goût douteux pour la régression vers ce que Witold Gombrowicz nomme “ le cucul ” [8].

Ce qui inspire la Convention internationale des droits de l’enfant, c’est ainsi, tout à la fois, la reconnaissance de l’enfant comme irréductible à la vision d’un adulte en miniature et la reconnaissance de l’enfant comme un “ être humain de plein exercice ” : radicalement autre et radicalement même donc. Moi-même et un autre à la fois : un autre qui vient de moi-même et qui n’est pas moi-même. Une banalité, apparemment. Mais une banalité qu’il nous aura fallu longtemps pour faire accepter et qui reste, encore, à bien des égards, éminemment subversive. Peut-être, au bout du compte, l’enjeu, ici, est-il simplement l’affirmation de l’existence de la réalité des enfants eux-mêmes. Des enfants irréductibles à notre propre désir sur eux, à l’utilisation que nous pouvons en faire, à leur enrôlement dans nos affaires affectives et économiques. Des enfants qui résistent à nos fantasmes d’adultes tout-puissants. Des enfants que nous devons délibérément nous refuser à utiliser : comme objets de satisfaction, force de travail, justification de notre propre existence… Des enfants comme “ événements ”, aurait dit Gilles Deleuze. Des enfants qui résistent toujours, sait bien le pédagogue, aux projets - fussent-ils légitimes - que les adultes peuvent avoir sur lui.

Affirmer que les enfants existent bel et bien n’est donc pas un simple truisme : c’est le moyen de se prémunir contre la tentation de la confusion entre l’éducation et la fabrication… tentation permanente qui traverse l’histoire des hommes et assimile obstinément parentalité et causalité. De Pygmalion à Pinocchio, du Golem aux films de science-fiction, c’est bien le même mythe, en effet, qui se rejoue de mille manières. Le docteur Frankenstein en est, de toute évidence, une des incarnations les plus saisissantes : il croit pouvoir fabriquer un homme en cousant des morceaux de cadavres et en envoyant une décharge d’électricité… à la manière de ces éducateurs qui imaginent pouvoir fabriquer un élève en ajoutant des connaissances et en lui donnant, comme Gepetto à son pantin, un bon coup de pied au derrière [9].

Nous touchons là au point-limite, au bout du chemin, là où l’éducateur, poussé irréductiblement par son désir de bien faire et sa volonté de rechercher à tout prix ce qui est le mieux pour l’autre, côtoie l’abîme : nous ne pouvons fabriquer personne. Sauf à nous vouer et à vouer l’autre, irrémédiablement, au malheur. Le docteur Frankenstein a fait un mauvais calcul. En cherchant à maîtriser la fabrication de sa créature, en voulant s’épargner les affres de l’imprévisibilité de la naissance et de la croissance de l’enfant, il s’est infligé des épreuves bien plus terribles : l’effroi devant le sacrilège, l’abandon devant l’impossibilité de contrôler l’autre et la lutte à mort, finalement, entre la créature et son créateur. Il a cru pouvoir inscrire l’éducation dans la poiesis, alors que cette dernière ne peut être, comme l’explique Francis Imbert, que praxis : “ Si la poiesis réclame une Figure d’Auteur, Maître du sens, capable d’assurer la prévisibilité et la réversibilité de ses tâches de production, la praxis se propose de faire avec des acteurs, des sujets singuliers qui s’engagent et se rencontrent sur la base de leur non-maîtrise du sens, et de l’imprévisibilité de ce qui peut advenir de leur engagement et de leur rencontre. ” [10]

Inscrire l’éducation dans la praxis suppose d’accepter l’éducation comme “ rencontre ” et l’enfant comme “ résistance ”. Car, si l’enfant existe, l’enfant résiste : l’enfant est là, je ne le contrôle pas, je ne sais pas, même au moment de sa plus grande soumission apparente, ce qui se passe dans sa tête, et je peux tout imaginer : qu’il échappe à mon pouvoir, résiste au projet que j’ai pour lui et s’envole par la fenêtre avec l’oiseau de Prévert. Posons donc que cette résistance-là, je dois “ faire avec ”. Et “ faire avec ”, c’est entrer dans ce que j’ai nommé ailleurs “ le moment pédagogique ” [11] : ce moment où une “ volonté bonne ” (celle d’éduquer l’autre “ pour son bien ”) rencontre un être qui ne désire jamais ce qu’il faut au bon moment, qui ne sait pas comment s’y prendre, quand il ne récuse pas, tout simplement, la légitimité de mon action, voire la compétence ou même la bienveillance - pourtant attestée par ma fonction - de ma propre personne. Le choix, alors, est de s’obstiner, de s’engager dans un conflit de volontés, de chercher à briser l’autre, à le séduire ou à le circonvenir… ou bien d’accepter de reconfigurer la situation elle-même, d’interroger son propre savoir et son propre comportement, d’entendre la résistance de l’autre comme un appel à réélaborer la relation éducative, à y prendre soi-même une autre place [12].

Ainsi, par la reconnaissance de la résistance de l’autre, peut-on sortir de ce qu’Albert Thierry nomme “ la vanité, l’enivrement d’autorité et le délire ”. Car, tout éducateur est menacé par le délire et doit être rappelé à l’ordre de la praxis. Albert Thierry, lui-même, alors qu’il tentait d’enseigner les mathématiques à un groupe d’enfants réfractaires, nota dans ses Mémoires : “ Je vis un jour le Marcel brun souffrir sous ma pensée comme on souffre sous le fer rouge ” [13]. “ Le Marcel brun ”, ce n’est pas n’importe qui : un être de chair et de sang, un être avec une histoire, un être qui est là et qui résiste. Un être qui demande d’abord à être reconnu dans sa simple existence. “ Nous doutons si souvent de la réalité de l’existence des enfants eux-mêmes. ” avoue Albert Thierry [14]. Nous en doutons si souvent qu’il faut nous rappeler que le premier droit de l’enfant, le droit sans lequel il ne peut être promu dans son humanité, c’est bien le droit à la reconnaissance.

Bien sûr, nous sentons confusément que cette reconnaissance-là doit se payer de renoncements : renoncement à faire de l’enfant un objet de satisfaction narcissique à l’image de la statue de Pygmalion ; renoncement à le transformer en un serviteur docile qui, tel le Golem, pourrait disparaître dès qu’il risquerait de prendre le pouvoir sur nous ; renoncement à l’enfermer dans les images plus ou moins pieuses de nos propres souvenirs d’enfance qu’il serait, tel Pinocchio, condamné à reproduire ; renoncement à le réduire à une pathologie censée expliquer les malheurs de Sophie et ses moindres faits et gestes ; renoncement à décider, tel le docteur Frankenstein, ce que doit être notre créature… Comme s’il suffisait, par exemple, de “ décréter l’élève ” pour abolir de facto toutes ses “ adhérences ”, en faire un être abstrait totalement disponible à notre pouvoir, une raison sans corps, un esprit sans histoire, une cire molle sur laquelle nous n’aurions qu’à apposer notre sceau, soit, étymologiquement, à l’enseigner.

Ce que nous dit tout le mouvement pédagogique initié par Korczak et qui trouve son expression dans la Convention internationale des droits de l’enfant, c’est que nous devons renoncer à grandir et à apprendre à la place de l’enfant. Renoncer, autant que faire se peut, à faire violence à l’enfant, à faire violence à l’enfance : c’est là une insurrection fondatrice dont on voit bien l’importance mais dont on peut, effectivement, se demander si elle n’aboutit pas, in fine, à l’abstention éducative, à la démission de l’adulte et à l’abolition de toute éducation.

La convention internationale des droits de l’enfant : au cœur des contradictions de l’acte éducatif

Les objections faites à la Convention internationale des droits de l’enfant relèvent de plusieurs registres mais renvoient toutes au même présupposé : le seul véritable droit de l’enfant est le droit à être éduqué, à recevoir une éducation que seuls des adultes, éduqués eux-mêmes, peuvent lui donner.

Ainsi, l’on fait observer que la Convention joue en permanence sur deux registres, “ deux exigences difficilement conciliables, deux exigences disjointes ” [15] : la nécessité de protéger l’enfant pour tenir compte de sa fragilité particulière (“ L’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux… ” [16]) et la nécessité de lui reconnaître “ le droit à la liberté d’expression ” [17], le libre choix de ses opinions et appartenances [18], de le traiter comme un être responsable, déjà capable de penser par lui-même… ce que, précisément, il n’est pas encore. On stigmatise ainsi la démission d’adultes qui, en reconnaissant aux enfants des droits qu’ils sont incapables d’exercer, s’exonèrent de leur obligation première : l’exigence éducative. On ajoute qu’en renonçant à cette exigence, on bascule dans la démagogie : on oublie que ce qui est formateur pour un enfant ce sont les devoirs qui lui sont imposés par les adultes et auxquels il doit se soumettre pour grandir. Parallèlement, l’on souligne qu’en imposant à des enfants d’exercer prématurément des responsabilités auxquelles ils ne sont pas préparés, on fait peser sur leurs épaules un poids qu’ils ne peuvent porter et que l’on compromet gravement leur avenir. Tout cela relèverait, en fait, d’une “ ontologisation de l’enfance ”, une fascination pour un moment de la vie dont on oublierait qu’il est le moment de l’immaturité inévitable. Cette “ ontologisation ” serait corollaire de notre propre infantilisation : nous refuserions nous-mêmes de grandir et ferions de l’enfance un horizon mythique… nous rêverions, en secret, d’un monde réduit à l’état d’enfance qui s’abîmerait dans l’irresponsabilité collective, fasciné par Mac Donald, les jeux vidéos, la célébration d’Halloween et la publicité télévisée… Bref, les droits de l’enfant auraient ouvert la porte à un univers de “ l’enfant-roi ” dans lequel l’égalitarisme entre enfants et adultes permettraient aux uns et aux autres de se rejoindre dans le culte de l’infantile.

Il y a là - il ne faut pas s’en cacher - de véritables objections qu'il faut absolument prendre au sérieux. Elles trouvent leur meilleur soutien argumentaire dans l’œuvre d’Hanna Arendt [19]. Pour cette dernière, le rôle de l’éducation est, simultanément, d’introduire l’enfant dans le monde, de manière ordonnée et progressive, et de préserver l’enfant des vicissitudes du monde pour garder intact son pouvoir de “ renouveler le monde ”. Dans ces conditions, il est absurde d’affirmer, par exemple, que les enfants pourraient choisir ce qu'ils doivent apprendre : les enfants doivent apprendre la langue que parlent les parents ; ils doivent apprendre les disciplines scolaires que leurs enseignants considèrent comme nécessaires pour leur développement. Ils doivent délibérément “ être éduqués ” par des adultes qui assument sereinement la dénivellation inhérente à tout rapport éducatif.

“ La ligne qui sépare les enfants des adultes, explique Hannah Arendt, devrait signifier qu’on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme des grandes personnes. ” [20] Il est donc nécessaire de fixer une frontière qui permette d’identifier à quel moment un être doit être statutairement considéré comme “ adulte ”, responsable de ses actes et participant aux décisions dans la Cité. Cette “ frontière ” est même constitutive de l’existence de toute démocratie : elle garantit que l’on se donne les moyens de former les citoyens avant qu’ils ne soient reconnus officiellement comme tels et que, simultanément, on s’interdit d’ “ éduquer les adultes ” : quel adulte en effet, et au nom de quelle investiture, peut-il s’arroger le droit d’éduquer ses semblables, sinon dans une perspective totalitaire ? Certes les adultes doivent-ils continuer à apprendre mais ils doivent le faire, contrairement aux enfants, en décidant eux-mêmes de ce qu'ils vont apprendre.

Et, effectivement, sur le plan politique, Hanna Arendt a indiscutablement raison. Toute démocratie suppose une frontière à partir de laquelle on considère l'individu en tant que citoyen, donc capable de participer à la vie sociale. Cette frontière est nécessairement arbitraire, fixée à partir d’un âge donné, liée à un rite initiatique particulier ou identifiée à l’entrée dans une activité spécifique, un niveau d’études ou le travail salarié, par exemple. Peu importe, finalement, ce qui constitue la césure : l’essentiel c’est qu'à un moment bien repéré, l’on considère qu'un individu peut participer pleinement à la décision collective ; nul n'a le droit, alors, en dehors des instances juridiques compétentes, de récuser la voix de quiconque sous le prétexte qu'il est mal éduqué, qu'il est pas vraiment conscient de ses actes ou qu’il ne serait pas assez mature. On ne peut pas plus renvoyer un adulte dans l’immaturité qu’on ne peut précipiter un enfant dans la responsabilité civique de manière prématurée. Seuls les régimes totalitaires font voter les enfants, les utilisent pour dénoncer les adultes qui “ pensent mal ” et, simultanément, infantilisent systématiquement ces derniers.

Jusque-là, il est difficile de récuser l’analyse d’Hannah Arendt : elle a raison d’insister sur l’impérieux devoir d’antécédence de l’adulte, sur la nécessité de préparer l’enfant à l’exercice de sa vie citoyenne par une éducation qui ne le précipite pas trop vite dans un monde qu’il ne pourrait pas encore affronter, sur la nécessaire distinction entre le devoir d’éduquer les enfants et l’interdiction d’éduquer les adultes. D’où vient alors qu’il y ait débat et sur quoi porte-t-il ?

Chacun s’accorde sur le fait que le premier droit de l’enfant est le droit à l’éducation, chacun s’accorde sur la nécessité d’une préparation à l’exercice de la citoyenneté… mais le désaccord porte sur les conditions de cette préparation et la nature de l’éducation à lui proposer. D’un côté, il y a ceux qui affirment que, parce qu’il est dans la minorité, l’enfant doit recevoir une éducation qui lui impose les principes nécessaires à son développement et les comportements permettant l’émergence de sa liberté. D’un autre côté, il y a ceux qui affirment qu’on ne forme à la liberté que par l’exercice de la liberté et que l’éducation doit faire de cette dernière non seulement son objectif mais aussi son moyen. D’un côté, il y a ceux qui pensent qu’en prenant les enfants pour ce que l’on voudrait qu’ils soient - conscients, responsables, capables de jugement - on les empêche de le devenir. D’un autre côté, il y a ceux qui soutiennent qu’on ne peut pas préparer à la liberté par la contrainte et qu’en repoussant à plus tard l’exercice de la responsabilité, on s’interdit de le former. D’un côté, il y a ceux qui croient que la soumission à une discipline imposée forme la volonté nécessaire à l’exercice de la citoyenneté adulte. D’un autre côté, ceux qui pensent que la libre implication dès l’enfance dans une activité collective permet de découvrir soi-même les règles nécessaires à l’accès à la responsabilité citoyenne. D’un côté ceux qui croient possible de former à la démocratie par la rigueur de l’instruction. De l’autre, ceux qui sont convaincus qu’on ne peut former à la démocratie que par la démocratie elle-même [21].

Or, dans ce débat, la Convention internationale des droits de l’enfant semble prendre parti : elle affirme d’abord, dans ses articles 5 et 6, le devoir des adultes d’œuvrer pour le développement de l’enfant, puis, plus loin, aux articles 28 et 29, elle insiste sur “ le droit à l’éducation ” et précise que cette éducation doit viser à “ inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ”. Elle ajoute ensuite que cette éducation doit “ préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone. ” Entre temps, entre l’affirmation du droit à l’éducation et celle de la nécessité d’ “ inculquer ” des valeurs à l’enfant, la convention, en son article 12, explique que “ les États garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant. ”

Certes, la Convention prend ici une précaution oratoire significative puisqu’elle parle d’un enfant “ capable de discernement ” ; mais, outre le caractère assez évasif de l’expression, elle développe plus loin, et là sans réserve particulière, le droit à la liberté d’expression, de pensée, de conscience, de religion, d’association, de manifestation ainsi que le droit de donner son avis dans tous les problèmes qui le concernent. Sauf à faire injure aux rédacteurs, on ne peut imaginer qu’ils pensaient là à l’expression de “ droits positifs ” juridiquement reconnus quels que soient l’âge, le niveau de développement, l’éducation et les conditions de vie des enfants ; il ne peut s’agir, en aucun cas, de droits qui témoigneraient de capacités existantes et équitablement réparties entre les personnes, indépendamment de la formation qu’elles reçoivent. Il ne peut s’agir, en réalité, que du droit à former les enfants à ces droits par leur exercice même. Ce qui revient, on le voit, à se ranger dans le camp des “ pédagogues ” contre celui des “ philosophes ”… à affirmer, comme Freinet, que “ c’est bien en forgeant qu’on devient forgeron ” [22] ou, comme Dewey, que “ seule la pratique de la démocratie forme à l’exercice de la démocratie ” [23]… et à récuser la vision que Kant, par exemple, pouvait avoir de l’école : “ On envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne… ” [24]

Le Ministère de la Solidarité et des Affaires sociales a proposé, en 1999, une analyse de la Convention à partir des trois “ P ” : Protection, Prévention, Participation. Or, l’on voit bien que les deux premiers volets ne sont pas du tout sur le même registre que le troisième, dans la mesure où la “ participation ” est impensable en dehors du processus éducatif qui l’accompagne… Ce qui n’est évidemment pas le cas pour la protection et la prévention qui s’appliquent en quelque sorte “ de l’extérieur ” aux enfants : ils sont “ objets ” de protection et de prévention, ils sont “ sujets ” en matière de participation. Et c’est bien ce troisième volet qui fait question : ainsi, dans l’enquête publiée par le journal Le Monde, le 8 novembre 1999, les lecteurs interrogés sur les droits fondamentaux de l’enfant mettent d’abord en avant le droit à la nourriture, à la santé, à la protection contre les violences sexuelles ou l’exploitation par le travail… ils n’invoquent le droit à la “ participation ” que dans un seul cas qu’ils placent en septième position : le droit de donner son point de vue en cas de divorce des parents. C’est que “ la participation ” n’est pas, stricto sensu, un droit. C’est une exigence, une position pédagogique, une manière de concevoir l’éducation à la responsabilité et à la citoyenneté.

C’est par ce biais que la Convention internationale des droits de l’enfant nous conduit au cœur de la question éducative, vers l’articulation difficile entre le nécessaire exercice de l’autorité de l’adulte et la prise en compte indispensable de la liberté de l’enfant

Si elle a jamais vraiment existé, la tentation non-directive est aujourd’hui bel et bien abandonnée en pédagogie : chacun sait dorénavant que l’abandon de l’autorité par l’éducateur ne produit pas miraculeusement l’organisation démocratique des enfants : quand l’adulte laisse tomber le pouvoir, il y a toujours un petit chef pour le ramasser… et pour l'exercer d'une manière infiniment moins éclairée et beaucoup plus tyrannique ! Mais, a contrario, que l’adulte s’accroche au pouvoir comme à un privilège, qu’il confonde éducation et assujettissement, et il favorise chez les enfants la soumission, la dissimulation ou le double jeu. De la même manière, que l’adulte renonce à tout impératif de transmission culturelle et il laisse les enfants démunis, incapables de résister aux emprises affectives, idéologiques et marchandes qui le guettent de toutes parts. Mais, a contrario, qu’il confonde transmission et imposition, oublie que seul un sujet libre peut décider d’apprendre et de grandir, et il suscite immanquablement le rejet et la violence. Ou encore, que l’adulte oublie les fins de l’activité éducative et perde de vue les intérêts supérieurs de l’enfant et il bascule dans le fatalisme. Mais, a contrario, qu’il cherche à faire le bien de l’enfant au forceps et lui impose de l’extérieur une nourriture dont ce dernier ne veut pas, et il bascule dans l’illusion de celui qui croit pouvoir soigner l’anorexie par le gavage [25].

Le désir de l’autre est la limite de ma volonté. Cela ne veut pas dire que je doive renoncer à ma volonté ou à ma détermination éducative : je veux légitimement que les enfants grandissent, acquièrent des savoirs, intègrent ce qu'il y a de mieux dans ma culture et dans la culture universelle. Ma volonté, sur ces points, doit rester intacte. Mais ma volonté ne peut rien si elle ne s'engrène pas sur le désir de l'autre ou, plus exactement, si le désir de l'autre de grandir et d’apprendre ne s'engrène pas sur ma volonté de l’éduquer. L’éducation est bien ainsi, comme le pensait Freud, un “ métier impossible ” : impossible parce que son projet est irréductible à un ensemble de compétences aussi élaborées soient-elles ; impossible parce qu’il faut tenir simultanément deux discours et deux positions contradictoires à l’enfant : “ Je peux tout pour toi ” et “ Toi seul peut t’en sortir ”… Ou bien : “ C’est à moi de tout faire pour que tu apprennes et grandisses ” et “ Je n’y parviendrai pas si tu ne le fais pas toi-même, librement et à ta propre initiative. ” Position intenable parce que contradictoire, mais seule position possible, la seule que l’enfant puisse vraiment entendre, la seule qui s’inscrive dans la tension même de la relation éducative. Contradiction difficile à formuler dans le cadre d’une Convention qui, nécessairement, aplatit les choses, abolit la tension du vivant et oublie la temporalité. Mais contradiction dont nous pouvons sortir, précisément, par la pédagogie, c’est-à-dire par l’action, et plus exactement par l’action dans le temps.

Aux apories théoriques, le pédagogue répond donc par un inlassable travail d’invention de dispositifs : un dispositif, pour lui, c’est un ensemble de conditions qui offrent à l’enfant la possibilité d’apprendre et de grandir par lui-même ; c’est une situation élaborée pour permettre à l’autre de s’engager dans une activité nouvelle, d’y trouver des prises pour son désir, des points d’appui pour sa volonté, des ressources pour son propre travail d’élaboration, une aide pour se dégager de toutes les formes d’emprise et, d’abord, de l’emprise de lui-même, des images qui lui collent à la peau, de l’infantile auquel le regard des autres le condamne si souvent. Un dispositif c’est une manière originale de dépasser l’alternative entre “ formation à la démocratie par l’instruction contrainte ” et “ formation à la démocratie par la pratique de la démocratie ” ; c’est un travail sur les conditions d’émergence de l’attitude qui permet d’entrer dans la démocratie : l’attitude qui consiste à “ oser penser par soi-même ”, à prendre ses distances avec les préjugés, à contredire la loi du plus vieux comme la loi du plus fort.

C’est donc dans des dispositifs pédagogiques adaptés que l’enfant va pouvoir découvrir les règles indispensables au vivre ensemble et accéder à l’intelligence de la loi. Il n’est pas nécessaire, pour cela, que l’adulte soit réduit au silence et qu’en une sorte d’ “ autogestion pédagogique ” permanente les enfants, seuls, inventent toutes les règles et édictent toutes les lois… D’ailleurs, s’ils en étaient capables, c’est qu’ils seraient déjà éduqués ! En revanche, l’adulte a la charge de faire entendre que les règles qu’il est chargé de faire respecter - et, en tout premier lieu, la règle fondatrice de l’interdit de la violence [26] - n’émanent pas de son caprice personnel, du désir d’ “ avoir la paix ” ou de l’arbitraire clanique d’un groupe qui chercherait à imposer sa loi aux autres. Il a la charge difficile d’incarner “ la promesse des interdits ” et d’aider les enfants à comprendre que les interdits ne s’imposent que parce qu’ils autorisent : ils garantissent l’intégrité physique et psychologique de chacun, la possibilité de l’échange et de l’enrichissement réciproque, le développement de tous [27]. Bref, dans un dispositif pédagogique, les interdits garantissent précisément les droits de chacun. Il n’est donc nullement question d’y brandir ces droits pour renoncer aux interdits, mais bien d’assumer délibérément ces interdits et d’accompagner l’accès de l’enfant à leur formalisation… formalisation que devrait permettre, à l’issue de la scolarité obligatoire, l’enseignement du droit. Car, comme l’explique Bernard Defrance, “ si la loi s’impose à l’adulte, elle s’institue progressivement en l’enfant mineur grâce à l’apprentissage du vivre ensemble ” [28> : institution qui exige la construction spécifique d’un espace et d’un temps, autour d’objets et de projets identifiés, quand des personnes se rassemblent avec une véritable “ médiation ”. Car, c’est bien l’absence de médiations qui tue l’éducation, l’absence d’objets et de textes, l’absence de projets et de tâches, l’absence de toute forme de “ lest ” capable de médiatiser la rencontre des subjectivités. Si rien n’est proposé et construit qui permette de travailler ensemble, alors c’est le face à face qui s’impose, la partie de bras de fer, “ ma parole contre la tienne ” et, au final, la mort - symbolique évidemment, mais inéluctable - d’un des partenaires. La médiation, en revanche, permet à chacun de “ se mettre en jeu ”, de “ s’engager à propos de ”, avec ce qu’il est et ce qu’il peut devenir, à partir de ce qu’il sait faire et de ce qu’on lui propose d’apprendre.

Inventer des dispositifs, pour le pédagogue, c’est donc pratiquer l’anticipation raisonnée : il lui faut, en effet, se garder de toute rétention dans l’enfance et le donné, en même temps qu’il faut éviter de “ placer la barre trop haut ”, imposer des exigences que les enfants ne peuvent honorer… avant de revenir aux “ bonnes vieilles méthodes ” sous l’œil satisfait des spécialistes du “ je vous l’avais bien dit ”. Affaire de discernement, affaire d’ “ estime ”, dirait Daniel Hameline [29> : anticiper sur ce que l’enfant sait et peut faire, juste assez pour que cela ait, pour lui, valeur d’entraînement et pas trop afin de ne pas le décourager inutilement. Affaire de “ zone proximale de développement ” dirait Vygotsky [30]. Affaire d’ “ imputation ”, dirait le juriste : placer les personnes dans des situations où elles peuvent s’engager et s’imputer elles-mêmes la responsabilité de leurs propres actes, revendiquer leur propre liberté, exister en tant que sujets [31].

Trois conditions doivent être réunies pour qu’un dispositif joue véritablement son rôle : il doit permettre la constitution d’un “ espace hors-menace ”, il doit être un lieu où l’enfant puisse faire alliance avec un adulte contre toutes les formes d’adversité et de fatalité, et il doit, enfin, être riche d’occasions, de stimulations et de ressources diverses.

Un dispositif pédagogique doit être, d’abord, un “ espace hors-menace ” [32] : parce qu’apprendre et grandir sont des choses difficiles, inquiétantes et dans lesquelles on ne peut se lancer sans disposer d’un minimum de sécurité. Nous savons, depuis Platon et Aristote, qu’apprendre, c'est faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. Et il faut franchir le pas : sortir de sa coquille, s’essayer, tâtonner, risquer de trébucher sans craindre la moquerie des pairs ou le couperet d’une évaluation qui vous emprisonne à jamais. Le droit à l’éducation, pour un enfant, c’est donc d’abord le droit à vivre dans un temps et un lieu où soient suspendues les menaces que le monde fait planer sur tout apprenti : menace de ceux qui profitent de la moindre maladresse pour l’humilier, menace de ceux qui veulent lui interdire l’apprentissage parce que cela n’est pas “ rentable ” et fait perdre du temps, menace de ceux qui voient d’un mauvais œil que d’autres acquièrent des compétences dont ils avaient le privilège, menace de tous ceux qui préfèrent le voir rester immobile, campé dans son ignorance, conforme à l’idée qu’ils se faisaient de lui…

Mais l’absence de menace ne suffit pas : il faut aussi pouvoir compter sur un adulte, une main tendue pour échapper à l’adversité et à la fatalité, quelqu’un qui puisse vous aider à vous dégager de la gangue : la gangue de soi-même et de ce personnage que l’on trimbale parfois depuis longtemps : le timide ou le caïd, le “ fort en gueule ” ou l’enfant sage, l’amuseur public ou le besogneux en échec… Et puis, il faut aussi se dégager de la gangue du groupe, de la pression de la conformité, de ceux et celles qui vous imposent le mimétisme et vous font payer très cher le moindre éloignement, la moindre trahison. Pour faire face à cela, il faut un allié sûr : un “ maître ”, un vrai. Et le droit à l’éducation, c’est aussi cela : le droit au maître, à son appui chaque fois que l’on fait un effort, même ténu, pour s’exhausser au-dessus de tous les fatalismes. Le droit à un maître qui vous présente les apprentissages comme des “ défis ” disait Korczak, comme des conquêtes sur soi, comme le moyen de grandir et d’accéder ainsi, progressivement à de nouveaux droits et à de nouveaux devoirs. On n’a pas assez médité, à cet égard, sur le sens de la proposition de Fernand Oury - pourtant maintenant bien connue - qui consiste à utiliser pour l’évaluation des élèves, dans chaque discipline, le système des ceintures de judo [33] : passer à l’échelon supérieur s’y fait à la demande de l’intéressé, à l’occasion d’épreuves qu’il choisit de passer, avec un maître et une classe exigeants et sans complaisance mais un maître et une classe qui sont de véritables alliés dans une démarche difficile et exaltante. Une démarche rythmée par des étapes successives et où chaque niveau atteint est reconnu : reconnu comme un niveau de compétence qui permet de rendre des services, qui permet aussi de revendiquer des droits, des droits conquis grâce au travail et à l’effort.

Et dans l’espace hors-menace, au côte à côte avec le maître qui lui tend la main pour l’aider à grandir, l’enfant a besoin, enfin, de disposer de ressources, d’objets, de textes, de situations variées qui sont autant d’occasions pour lui de se mobiliser, d’apprendre et de se développer. La recherche pédagogique a développé la notion de “ pédagogie différenciée ” pour désigner l’effort fait par un enseignant pour adapter les supports, les rythmes et les itinéraires d’apprentissage aux “ besoins ” des élèves. On a, malheureusement, trop souvent utilisé cette notion de manière étroitement applicationniste : en faisant correspondre à un hypothétique diagnostic préalable une réponse strictement individualisée. Cette conception-là, restrictive, peut produire des effets ravageurs, enfermant strictement chacun dans un “ donné préalable ”, une “ nature ” qu’il suffirait de respecter [34]. En revanche, on doit mettre en avant une conception ouverte de la pédagogie différenciée, qui consiste à multiplier les propositions, à offrir toute une palette d’exercices, de possibilités d’investissements personnels, de projets possibles : il s’agit alors d’ “ enrichir systématiquement le milieu ” comme disent les psychologues, de rendre présents une multitude d’objets culturels afin de solliciter l’attention et l’intérêt de l’enfant. Ainsi définie, la pédagogie différenciée pourrait même être comprise comme un des droits fondamentaux de l’enfant : éduquer imposerait de le placer dans un “ jardin de culture ” [35], un lieu de rencontre avec les œuvres héritées de l’histoire, un lieu où les contes et les chants, les mythes et les images fortes laissées par les hommes soient présents, disponibles et accessibles. Certes, cela ne résoudra pas miraculeusement toutes les questions proprement pédagogiques et ne supprimera en rien ni la nécessité d’une professionnalisation poussée du métier d’enseignant ni celle d’un approfondissement systématique de la dimension didactique de l’entrée dans les savoirs. Mais penser l’éducation comme la mise à disposition de l’enfant de ressources culturelles multiples et exigeantes constitue, du point de vue des droits de l’enfant, une exigence fondatrice.

Les droits de l’enfant : un enfant reconnu pleinement comme un “ sujet ” mais qui a besoin d’être éduqué pour devenir “ citoyen ”

Finalement, les droits de l'enfant nous ont entraîné au cœur des questions vives de l’éducation… à la rencontre de l’enfant, à la rencontre d’un sujet, déjà pleinement “ sujet ” et qu’il est pourtant impossible, avant qu’il ait accédé à la majorité, de considérer comme un “ citoyen ”. Déjà sujet et pleinement sujet : sujet qui existe et résiste au pouvoir que je cherche à exercer sur lui ; sujet qui peut seul se mobiliser sur des apprentissages et décider de grandir, résister à toutes les formes d’emprise et accéder à la pensée critique… Mais un sujet qui ne peut faire seul que ce que nous savons faire avec lui, dans des conditions dont nous décidons, dans des situations éducatives dont nous assumons la pleine et entière responsabilité. L’autorité de l’adulte, ici, n’est pas abolie, bien au contraire ; elle est au cœur du dispositif : quand l’autorité remplit vraiment sa fonction, qu’elle autorise… Elle autorise l’autre à grandir et à se revendiquer, un jour, de plein droit, citoyen

Et peut-être, à cet égard, les droits de l'enfant sont-ils particulièrement bien résumés par l'article 7 de la Convention ? On y lit que “ tout enfant a droit à un nom ”. Voilà une affirmation trop évidente peut-être pour paraître importante. Et pourtant, la littérature nous montre bien, à travers, par exemple, l’histoire de Perceval [36], qu’avoir un nom n’est pas chose facile : Perceval ne sait, en effet, au début de l’histoire, ni qui il est, ni comment il se nomme. Et, à l’issue de la quête du Graal, la seule chose qu’il aura découverte, c’est précisément son propre nom. Il peut alors dire d'où il vient, qui il est, il peut dire “ je ”. Car le nom permet de sortir de la confusion, de l'anonymat ; il permet, tout à la fois, de s'inscrire dans une histoire, de se donner un présent et, peut-être, de laisser une trace dans le futur. Il permet de nouer tout ce qui, mystérieusement, vient de soi… pour, progressivement, le revendiquer, devenir capable de se l’imputer, et, enfin, de le signer.

Les droits de l'enfant n’ont pas d’autre signification : ils témoignent de l’engagement des adultes pour que chaque enfant puisse, un jour, signer sa propre vie.


[1] Daniel Hameline, Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF éditeur, 2000, page 93.

[2] Voir, en particulier, Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l’enfant au respect ((Paris, Robert Laffont, 1998) et, sur Korczak : Jean Houssaye, Janusz Korczak, l’amour des droits de l’enfant (Paris, Hachette, 2000), sous la direction de Philippe Meirieu, Korczak - Comment surseoir à la violence ?, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001.

[3] On hésite aujourd’hui à employer ce terme tant il a été dévoyé et compris comme une admiration béate et sans exigence. Pourtant c’est ce terme qu’emploie Korczak et dans un sens qui ne laisse pas le moindre doute : respecter n’est pas pour lui démissionner mais accepter la spécificité du statut de l’enfant (y compris dans le fait que cet enfant requiert, pour son développement, l’exercice de l’autorité de l’adulte).

[4] Parmi ses livres pour enfants, on connaît La gloire (Paris, Flammarion, 1980), Le roi Mathias Premier (Paris, Gallimard, 1990, épuisé), Le roi Mathias sur une île déserte (Paris, Gallimard, 1991). D’autres textes existent qui n’ont pas été traduits ou n’ont pas trouvé encore d’éditeur en français (comme Kaytek le magicien, traduit par Malinka Zanger et Yvette Métral).

[5] Ainsi, dit Serge Leclaire, “ il y a pour chacun, toujours, un enfant à tuer, le deuil à faire et à refaire continûment d’une représentation de jouissance, de plénitude immobile… ” (On tue un enfant, Paris, Points-Seuil, 1982, page 12).

[6] On sait que, quelques heures avant la déportation des orphelins et du “ vieux docteur ” dans le camp de la mort, ils répétaient ensemble une pièce difficile de Tagore, sur la mort précisément, Le facteur.

[7] Maria Montessori, L’esprit absorbant de l’enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 (voir aussi, Maria Montessori - Peut-on apprendre à être autonome ?, sous la direction de Philippe Meirieu, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001).

[8] Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Paris, Christian Bourgeois, 1973.

[9] Sur ces mythes de la fabrication de l’homme par l’homme, voir Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue (Paris, ESF éditeur, 1996).

[10] Francis Imbert, Vers une clinique du pédagogique, Vigneux, Matrice, 1992, page 112.

[11] Voir La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur., 1996, pages 73 et suivantes.

[12] C’est ce à quoi nous invite Pestalozzi, après son aventure à Stans, en 1792 : il a découvert là des enfants qui le rejettent de manière haineuse et refusent aussi bien ses soins que son enseignement. Mais il ne se décourage pas pour autant et refuse, tout autant, de basculer dans le dressage ; il cherche un passage proprement pédagogique… Cf., en particulier, Johann Heinrich Pestalozzi - Que faire avec les enfants qui ne veulent pas de vous ? sous la direction de Philippe Meirieu, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001.

[13] Idem.

[14] Idem.

[15] Alain Finkielkraut, “ La mystification des droits de l’enfant ”, Les droits de l’enfant, Actes du colloque européen d’Amiens, 8, 9 et 10 novembre 1990, Amiens, CRDP, 1991, pages 63 à 80. Cf. aussi Alain Finkielkraut, “ La nouvelle statue de Pavel Morozov ”, Le Monde, 9 janvier 1991, page 14.

[16] Préambule de la Convention internationale des droits de l’enfant

[17] “ L’enfant a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toutes espèces, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant. ” Article 13-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant.

[18] “ Les États respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion. ” Article 14-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant.

[19] La crise de la culture, Paris, Folio, 1991, en particulier pages 223 à 252.

[20] Idem.

[21] Sur ces oppositions, voir Philippe Meirieu et Michel Develay, Émile, reviens vite, ils sont devenus fou, Paris, ESF éditeur, 1992, pages 93 à 136.

[22] Célestin Freinet, Les dits de Mathieu, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1978.

[23] John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 1990.

[24] Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Paris, Vrin, 1974.

[25] Sur ce point, voir Philippe Meirieu, Lettres à quelques amis politiques sur la République et sur l’état de son école, Paris, Plon, 1998, pages 58 et suivantes.

[26] … dont Fernand Oury disait que la traduction pédagogique, le premier degré de la loi dans la classe, est : “ Ne pas nuire ”.

[27] Cf. Philippe Meirieu et Marc Guiraud, L’école ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997.

[28] Bernard Defrance, Le droit à l’école, Paris et Bruxelles, Labor, 2000, page 21.

[29] “ De l’estime ”, L’évaluation en questions, CEPEC, Paris, ESF éditeur, 1987.

[30] Voir “ Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire ”, Vygotsky aujourd’hui, sous la direction de J.-P. Bronckart et B. Schneuwly, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1989.

[31] Sur ce point, voir Philippe Meirieu, “ Praxis pédagogique et pensée de la pédagogie ”, Revue française de pédagogie, n°120, juillet-août-septembre 1997, pages 25 à 38.

[32] Cette belle expression, qui s’inscrit dans la tradition pédagogique, est de Jacques Lévine, Je est un autre - Pour un dialogue pédagogie - psychanalyse, Paris, ESF éditeur, 2000.

[33] Fernand Oury et Aïda Vasquez, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Vigneux, Matrice, 2001. Cf. aussi Fernand Oury - Y a-t-il une autre loi possible dans la classe ? sous la direction de Philippe Meirieu, Mouans-Sartoux, PEMF, 2001.

[34] Cf. Philippe Meireu, La machine-école, Paris, Gallimard, Folio-Actuel, 2001, pages 28 et suivantes.

[35] Cf. Denis Kambouchner, Une école contre l’autre, Paris, PUF, 2000, pages 298 et suivantes.

[36] Cf. Philippe Meirieu, Des enfants et des hommes, Paris, ESF éditeur, 1999, pages 19 à 26.

 

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