Au même titre qu’« un bébé seul n’existe pas », comme l’affirmait le pédiatre Winnicott et comme l’attestent depuis de nombreux praticiens, un parent seul, cela n’existe pas. Toute parentalité se conjugue toujours au pluriel, peu importe le projet parental ou la configuration solo, duo, multiple... Car l’enfant se construit en appui sur une diversité d’adultes. Et un parent seul ne se suffit pas à lui-même au risque d’être débordé et de s’enfermer avec l’enfant dans un huis clos dommageable. La diversité d’adultes environnants en appui du parent et de l’enfant est une nécessité qui s’ajuste différemment au fil du développement du bébé et de la construction parentale.
La fusion première, faire « un » avec son bébé
Dans sa fragilité première, le bébé est totalement dépendant de l’autre. La préoccupation maternelle primaire sert à cela. Elle représente un état de fusion qui aide la mère ou le parent qui fait figure de premier attachement à « rentrer dans la peau de son bébé » pour le deviner et s’y ajuster, afin de répondre à ses états et à ses besoins vitaux dont la qualité du portage qui installe déjà l’ouverture au monde.
À ce premier moment de la vie, c’est comme si les délimitations entre le psychisme du parent et celui de l’enfant étaient perméables. Le parent devine son petit, sent, ressent pour lui, éprouve dans sa chair ce qui se passe en lui. Si cette « formule », indispensable dans le début de vie, permet d’apporter au bébé ce dont il a besoin, elle va devoir évoluer pour s’ouvrir à ce qui se passe à l’extérieur de cette bulle fusionnelle, y prendre appui et introduire le bébé au monde.
Au deuxième temps, la « défusion »
Pour permettre à son enfant de se développer, le parent « première figure d’attachement » va devoir élargir l’espace fusionnel à d’autres. La dyade première s’ouvre sur la triade en appui du réseau familial et social. Quoi qu’il en soit de la configuration parentale, d’autres vont devoir s’introduire dans cet espace de fusion première.
La « mère », toute à son bébé dans un premier temps, va peu à peu réintroduire le monde qui la porte, son couple, ses amis, sa famille, son travail…, ce qui l’occupait et l’intéressait avant l’arrivée de l’enfant. Cette étape est indispensable au petit humain pour grandir et croître dans un attachement souple hors d’ un collage exclusif qui l’empêcherait d’explorer son univers et de tisser de nouvelles relations significatives pour lui.
Au temps trois, l’ouverture au monde
Cette ouverture à l’autre, ce « défusionnage » de l’enfant à sa première figure d’attachement est l’affaire de tous : de la mère, du père, du professionnel, de l’environnement social. Ce que le « troisième » apporte de spécifique à l’enfant, c’est la différence, l’autre sexe, la diversité … Ce « troisième » agit comme un empêcheur de tourner en rond. Il ouvre à l’altérité, étape nécessaire à l’indivuation de l’enfant (se sentir différent de l’autre) en amorce du processus de socialisation (devenir un parmi les autres). Plus que symbolique, ce tiers doit être incarné, personnalisé par un autre adulte investi pour offrir un appui humain à l’enfant et à son parent.
Pour le parent, cette nécessaire ouverture à l’autre vient le soulager dans sa tâche et le préserve de l’épuisement parental, signe souvent d’un manque de relais. Cette absence d’appuis ouvre parfois l’aléa d’une relation trop fusionnelle dans laquelle parent et enfant se retrouvent à un moment captifs.
Car lorsque l’on comble seul(e) les besoins de son enfant (dans une formule à deux), on enferme la relation à l’enfant, ce qui épargne le risque de se faire critiquer, déstabiliser ou remettre en question par un autre adulte. Si la formule à trois est plus complexe, elle ouvre un espace de créativité, la possibilité pour chacun de se confronter, de devoir choisir, prendre position, se définir. Elle est le chemin vers l’autonomie. C’est celle qui permettra à l’enfant, un jour, de voler de ses propres ailes vers son propre futur sans être entravé par la peur de perdre ou de lâcher la seule personne derrière lui qui le rassurait. Elle ouvre un espace où l’enfant peut progressivement « se penser », se rêver différent et se mettre en quête d’autres appuis identificatoires, d’autres liens inspirants.
Élever un enfant en solo ?
Élever un enfant appelle à tout un village. Aucune parentalité ne peut se jouer en soliloque.
Dans une continuité relationnelle, l’environnement social et les autres adultes investis soutiennent le parent dans une forme de coparentalité encourageant cet élan d’ouverture au monde de l’enfant.
Mais parfois le projet d’avoir un enfant en solo vient combler une attente réparatrice pour le parent. Parfois, parce que la vie en a décidé autrement ou sur les traces d’un conflit de couple, la place de l’ « autre-absent » risque de ne pas être sollicitée. Cette exclusion de l’autre, de la tiercité nuit à la relation éducative. Le questionnement habituel dans la tête de l’enfant auprès de son parent référent, quant à cette place absente risque de ne pas se déployer. « C’est comme ça… » pourrait penser l’enfant, sans qu’il ne cherche à savoir si cette place existe dans la tête du parent qui l’éduque.
La permanence relationnelle et l’investissement particulier des autres adultes dans le partage de la coparentalité et de la coéducation prennent alors une valeur fondamentale.
« Il faut tout un village »…
Assurée par un autre adulte (l’autre parent, un professionnel, …), cette fonction d’ouverture offre à l’enfant une bouffée d’air qui lui permettra, plus tard, d’aller voir ailleurs, de s’éloigner de son port d’attache. Si cette ouverture prend appui essentiellement dans cette continuité relationnelle et symbolique des autres adultes investis, elle se joue aussi dans les interstices de la vie. En tant que professionnels, la portée de petits gestes, d’attentions « anodines » participent dans cette voie d’ouverture aux fondations de l’enfance et de la parentalité.
Quant à l’arrivée d’un enfant, l’empathie et la prévenance de la puéricultrice à l’égard du parent, questionnant par exemple son état de fatigue, permettront à celui-ci de se déposer un instant, de reprendre souffle. Son accueil de l’enfant en le prénommant dans une attention soutenue participe à lui faire une place singulière en lui ouvrant un espace à lui hors du parental. Quand ensuite, elle lui désigne que les autres copains sont déjà arrivés, elle ouvre cet espace singulier de l’enfant au collectif.
Cette fonction d’accueil du professionnel assure le lien, le passage, le tressage de l’espace privé à l’espace collectif et participe à l’ouverture au monde de l’enfant.
Illustration : Quentin Van Gysel