[Texte] Le harcèlement, un conflit contemporain (pas) comme les autres

Le harcèlement à l’école occupe de plus en plus l’avant de la scène. Une bagarre entre enfants, une moquerie qui en entraîne d’autres, un groupe d’enfants qui se ligue contre un camarade, d’autres assistent. La situation se répète à chaque récréation : insultes, moqueries, sarcasmes, humour déplacé, intimidation. Sur fond de théâtralisme ou à bas bruit répétitif, la domination et le rapport de force s’installent. L’un s’affirme dans une relation qui le renforce tandis que l’autre se résigne et s’enferme dans le silence et la honte. Le premier est alors traversé par un sentiment d’impunité et intensifie ses stratégies de prédation. Tout cela sous les yeux des pairs qui ne savent souvent pas trop comment se positionner.

Quelques repères pour comprendre
Dans les changements fondamentaux qui ont marqué nos sociétés ces dernières décennies, l’autonomie occupe aujourd’hui une place centrale, soutenant par exemple l’initiative individuelle. Dans le champ éducatif, la discipline a donc évolué vers l’autodiscipline. Le respect puis, plus récemment, l’empathie et le « vivre-ensemble » ont remplacé l’obéissance comme concepts de base de l’éducation contemporaine.

Parallèlement, l’idée collective de ce qui fait société a évolué : on est passé d’une communauté fondée sur l’autorité (exemple, l’autorité paternelle), à un ensemble d’individus qui ont chacun des responsabilités (l’autorité parentale conjointe) et qui doivent chercher comment vivre ensemble sans que chacun doive renoncer à son intérêt propre. Avec l’essor de l’ultra-libéralisme, la domination est devenue une valeur socialement acceptable, voire souhaitable : « Sois un battant, mon fils, ma fille ! »

 « Harceleur » - « harcelé » : une relation complexe
Dans un tel contexte, le sens commun doit être réinterrogé et des événements telle l’émergence d’une situation de harcèlement en ouvrent l’opportunité. Les figures de « harceleur » et « harcelé » sont le produit d’un même discours socialement valorisé, mais ils partagent aussi la perte de l’estime de soi et le manque de confiance en soi ! Il y a aussi des « témoins », issus de la même société, qui  se taisent par peur de représailles ou qui soutiennent et encouragent parce que, comme le « harceleur », ils tirent des bénéfices en terme de reconnaissance dans le groupe. Cette relation triangulaire est centrale dans le maintien du harcèlement et renforce la dimension stigmatisante au sein du groupe, d’autant plus que le phénomène est répétitif.

Gagnants et loosers sont tous deux piégés dans une position clivée. Quant aux « témoins », ils sont partie prenante de la dynamique et enfermés par inhibition ou par bénéfice.

La position de l’institution
A l’école, la violence est souvent envisagée comme une logique de rupture et/ou de destruction de la relation de confiance entre l’élève, ses parents et les adultes de l’école. En outre, une intolérance au conflit, autre tendance actuelle, pousse au déni voire à une lecture du harcèlement en terme dysfonctionnant, déviant. Pourtant, le comprendre telle une résurgence de la vie en démocratie ouvre la porte pour  travailler le conflit sur un plan interpersonnel : cela permet d’envisager, avec les acteurs, l’essence même de la vie en collectivité (le milieu scolaire en l’occurrence) à savoir les interrelations.

Aider seulement la victime, en sanctionnant ou excluant l’auteur,  pourrait renforcer le mécanisme de vengeance : fragilisé par la rupture de son cercle de relations, il pourrait reproduire ce comportement pour retrouver un sentiment de puissance et une estime de soi dégradés par la sanction. Le rappel des règles et l’application éventuelle de sanctions doivent être faits auprès de tous (victimes, auteurs et témoins), mais il est intéressant d’offrir également à tous les acteurs un cadre, un lieu où ils peuvent être – c’est-à-dire vivre une autre expérience que celle du rapport de force.

L’expérience quotidienne des médiateurs scolaires montre combien il est important d’accueillir une situation, de la déplier, d’analyser une demande et de comprendre ce qui se joue dans la relation complexe, de permettre une mise en mots et une compréhension des souffrances.

La (re)mise en relation permet la réappropriation du conflit pour en sortir positivement : faire de ce qui était désigné « harcèlement » une relation constructive de compréhension et de découverte de l’autre et de ses particularités, faire de la domination un conflit dans lequel les personnes sont capables d’exprimer un différend, l’exacerber ou le pacifier, faire du conflit une occasion de changement.

Offrir un autre mode de communication
La communication dans les institutions scolaires est presque tout entière organisée autour d’évaluations, d’appréciations positives ou négatives, rarement neutres. Cette organisation regroupe autant d'obstacles à la communication parce qu’ils figent l’autre dans le temps, dans l’instant T, alors que la communication est un processus dynamique et non un état figé.

Sur Internet, la communication anonyme se fait en dehors de l’espace et du temps. Les barrières sociales n'y font plus d'effet, les internautes face à l'écran s'expriment hors de la vue de tous, hors de la vue de ceux à qui ils s'adressent. Bien que les messages soient définitifs et diffusés en masse, il n’en demeure pas moins que l’instauration d’une nouvelle relation entre « auteur » et « victime » peut rendre le dialogue possible. Le cyber-harcèlement n’est donc qu’une variante du harcèlement qui nécessite aussi que l’institution soit d’accord de s’occuper de situations problématiques entre élèves de l’école, même si elles prennent corps en dehors de son enceinte.

Dans ce(s) contexte(s), il est nécessaire d’offrir la possibilité d'une autre communication : celle qui est favorisée par la présence d’un tiers (en faisant éventuellement appel à un médiateur professionnel). L’intérêt est de mettre en place un cadre sécurisant, un lieu d’écoute et d’empathie, qui permet à chacun de (re-)devenir propriétaire de ce qu’il est, pense ou veut et de faciliter l’accès de chacun à une autonomie assumée dans ses choix et dans les conséquences de ses choix.

Dans les cas où ce type de conflit entre en résonnance avec des histoires familiales, il est indispensable de trouver les modalités qui permettent aux parents et à l’institution éducative de travailler de concert.

Agir pour prévenir ? Agir pour intervenir ?
Il existe des acteurs institutionnels qui informent et sensibilisent les élèves au phénomène du harcèlement. Ils instaurent des règles claires, permettent de travailler sur le climat au sein d’un groupe, favorisent l’implication des adultes, des parents dans la prévention… Ces démarches sont autant de pistes possibles pour prévenir l’émergence de tensions ou de relations conflictuelles. Le soutien et l’accompagnement individuel par un professionnel s’avèrent parfois utiles, voire nécessaires, mais des interventions extérieures ne dispenseront jamais les enseignants, éducateurs,… qui vivent quotidiennement avec les élèves d’être vigilants et actifs devant toute situation relationnelle problématique qui se déroulerait devant eux ou dont ils auraient connaissance. 

Illustration : Quentin Van Gysel 

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