La numérisation des rapports entre enseignants et parents, entre le monde de l’école et celui de la famille est devenue aujourd’hui une réalité.
Des plateformes comme Smartschool sont devenues incontournables et certaines écoles en font leur mode exclusif de communication avec les familles.
Cette pratique a mis en lumière des fractures liées à l’accès au numérique (certains parents n’ont pas le matériel adéquat pour se connecter sur la plateforme) ou à son l’usage (d’autres parents et enseignants, bien que disposant du matériel adéquat, n’ont pas les compétences, la langue ou le savoir-faire nécessaire pour l’utiliser efficacement). Ces fractures, pour importantes qu’elles soient, se résorberont peut-être chez certains publics, et s’accentueront chez d’autres, renforçant les disparités entre les familles. La numérisation progressive des relations pose également la question des répercussions sur le développement de l’enfant.
Une communication numérisée
Un nouveau défi, totalement inédit, pourrait cependant advenir avec la numérisation, voire se généraliser à l’avenir. Il arrive déjà, dans certaines écoles, que les informations sur la scolarité de l’enfant parviennent aux parents avant même d’arriver au principal intéressé. Cela semble a priori une avancée : avant, l’enfant pouvait encore cacher ou contrefaire un bulletin ou une remarque dans son journal de classe. Etant le seul messager, il lui était possible de se l’approprier avant de le transmettre à ses parents. Aujourd’hui, l’information transite directement sur la plateforme numérique et le parent reçoit une notification instantanée. Un regard à son smartphone lui apprendra bien des choses, comme le résultat du test de son enfant, les consignes d’un devoir, les modalités d’une retenue… le tout alors que l’élève en question n’est pas encore rentré à la maison. Plus de prise directe pour l’appropriation des informations, l’argumentation, l’oubli, la falsification, qui permettaient une forme de créativité chez l’enfant.
Alors que l’enfant portait le message, le travaillait, le faisait sien pour mieux le présenter à son parent (« j’ai un échec, mais regarde, je progresse malgré tout. Et je me suis amélioré dans telle ou telle matière »), il en est alors privé. Dans cette configuration, le vecteur de l’information, c’est la relation numérique, et pas celle qui se fait physiquement de l’école à la maison, par l’élève.
Or, pour un élève, le fait de devoir gérer et communiquer des informations entre l’école et ses parents le responsabilise sur sa situation et lui permet de s’autonomiser. En disant leur scolarité, les élèves ne sont pas simplement « objets », mais sujets de leurs apprentissages. Un enfant qui choisit la façon de présenter ou pas des communications de l’école (devoirs, documents et affaires à préparer, bulletins, etc.) se les approprie, et par là, se construit. Pouvoir recevoir son bulletin ou toute autre information relative à soi, « digérer » cette information et ensuite la présenter (et se présenter à travers elle) est central dans la vie d’un élève et de tout individu encore en construction. Mais comment pourrait-il construire une pensée intérieure s’il sent constamment, et dès son plus jeune âge, que les autres savent mieux et plus vite que lui? Son implication risque fort de s’en ressentir. Le numérique fait perdre en relationnel (entre les parents, l’enfant et les enseignants) au prétexte de gagner en efficacité par la procédure. On n’est plus reliés, simplement connectés. Or, sans réflexion préalable, il y a un risque que le numérique remplace tout bonnement cette dimension relationnelle (on ne communique plus ensemble, on informe via une plateforme) et crée une perte de lien, de sens et de confiance. Ces ingrédients sont pourtant des carburants essentiels pour les écoles et les familles.
La double casquette des écoles
Les écoles ont une fonction de transmission des apprentissages, c’est indéniable. Mais ce n’est pas la seule casquette vissée sur leur front : elles s’approchent également de ce que Goffman appelle les « institutions totales » qui, comme l’hôpital ou la prison, visent à gérer divers aspects de la vie commune d’un grand nombre d’individus qui transitent entre leurs murs. Or, pour les institutions totales, la question du contrôle est centrale.
L’école a toujours eu cette fonction de contrôle, mais sans vraiment avoir disposé jusqu’ici des moyens technologiques de l’appliquer au delà d’un certain point. Avec la numérisation actuelle, les enjeux de contrôle pourraient créer un glissement au sein des écoles : en effet, il est difficile de concilier mission d’autonomisation par les apprentissages d’un côté, et tentations de contrôle de l’autre. Ce conflit entre les missions de l’école amène à se poser des questions cruciales : Veut-on des élèves dociles ou autonomes? Veut-on des élèves qui se sentent sujets de leur scolarité, quitte à parfois se ménager une marge de liberté dans les zones d’ombres d’un contrôle imparfait, ou préfère-t-on des élèves dont on pourra lire et transmettre toutes les données, sans qu’ils n’en soient en aucun cas dépositaires?
L’école formant les citoyens de demain, c’est également la question de la gestion de nos propres données dans une société numérisée qui se posera dans la continuité. Mais ceci est un autre débat.
Un contrôle humain
Que se passera-t-il lorsque l’école aura adopté ces nouvelles modalités de contrôle? Est-ce que les anciens « baratineurs » qui pouvaient d’un coup de stylo changer un 5 en 6 et le présenter fièrement à leurs parents se transformeront en « hackers » qui craqueront le mot de passe parental? Risque-t-on au contraire de voir des élèves dépossédés de plusieurs pans de leur scolarité, considérant que leurs éventuels échecs sont moins leur problème que celui de leurs parents ou de leurs enseignants?
Il existe heureusement une troisième voie, dont les enseignants et les parents peuvent se saisir sans plus attendre : certes, le contrôle existe, et il est essentiel a minima pour pouvoir s’assurer par exemple que son enfant va bien à l’école. Mais le parent et l’enseignant, peuvent, en tant qu’humains, s’adapter et donner au numérique la place qu’ils jugent adéquate : à eux, dans la part de contrôle qu’ils exerceront et dans la marge de liberté qu’ils laisseront, de permettre à l’individualité de l’élève de continuer à grandir. Un enseignant pourrait différer d’un jour ou deux la publication des notes des élèves sur la plateforme, un éducateur pourrait expliquer une sanction au lieu de la notifier numériquement, un parent pourrait éviter de consulter immédiatement le bulletin en ligne,… ce faisant, les adultes laisseront à l’élève l’occasion de s’approprier et de raconter son bulletin (quitte à « se la raconter » parfois un peu, cela fait partie du jeu). Parent et enseignant laissent dès lors à l’enfant l’occasion de rester sujet de sa scolarité. En laissant un peu de « jeu » dans le contrôle, les adultes permettent également à l’enfant de ne pas se fondre dans un système, mais d’apprendre à s’y faire sa place, et donc à se responsabiliser tout en s’y forgeant une identité.
Illustration : Quentin Van Gysel