De tout temps, la prévention a dû se réinventer pour faire face à de nouveaux enjeux, de nouveaux défis. Depuis plusieurs décennies, nous retrouvons une idée profondément libérale qui considère l’individu comme un être rationnel, donc libre de ses choix et de ses actes. Pour un tel individu, une prévention constituée d’informations ciblées serait adaptée, car il pourrait choisir librement et lucidement de les appliquer ou non. Donner des informations sur les risques encourus par les prises de drogues, sur les effets du harcèlement sur ses victimes et auteurs, sur les dangers du net (ou sur tout autre sujet) constituerait dès lors une prévention efficace à l’attention des jeunes.
Or, ce serait méconnaître plusieurs facteurs, le premier étant que nous sommes avant tout pris dans le bain des relations sociales. Ces dernières s’imposent à chacun de nous et particulièrement aux jeunes, les redéfinissent ou les écrasent parfois, rendant les messages de prévention difficilement applicables.
A cela s’ajoutent internet et les réseaux sociaux, qui créent peu à peu un changement du rapport au savoir. La disponibilité instantanée et omniprésente d’informations sape paradoxalement notre capacité à nous mettre en mouvement, à aller chercher des informations de prévention et à les intégrer.
L’adolescence est également le moment de la prise de risques, de la confrontation à l’autorité et aux règles… quitte à prendre le contrepied des messages de prévention, à les défier, et à reproduire ce défi comme on reproduirait le dernier challenge à la mode. D’autres jeunes, pris par un sentiment de toute-puissance, se perçoivent extérieurs aux risques évoqués… comme si cela ne pouvait arriver qu’aux autres, mais certainement pas à eux.
Tous ces éléments amènent à questionner la prévention informative (cette vision de la prévention où l’information précise et exacte permettrait de modifier les comportements) comme étant suffisante auprès des publics ciblés en général, et auprès des jeunes en particulier.
S’inscrire dans les dynamiques adolescentes
Une prévention qui s’adresse aux jeunes doit avant tout être pensée comme un message qui ait du sens pour eux, qui soit en phase avec leurs questionnements, leurs besoins, leur environnement social. En partant des représentations et des envies des jeunes, il est possible de mettre ces derniers en mouvement, de les intégrer dans une dynamique de prévention plutôt que de leur exposer un message dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Quand bien même celui-ci aurait été minutieusement pensé pour eux, il risque d’être très vite écarté ou oublié. Prévention informative et sociale ne s’opposent pas, elles se prolongent et se complètent. Si certains produits sont addictifs et méritent d’être connus, interrogeons d’abord les jeunes sur les mécaniques d’influences et sur l’intérêt pour eux de se retrouver autour de la consommation (d’un produit, ou d’un paquet de chips). Si diverses orientations sexuelles existent et doivent être respectées, commençons par nous pencher avec les jeunes sur les questionnements qui les animent « comment dire à cette personne qu’elle me plaît ? » « si je suis amoureux, est-ce que c’est pour la vie? ». De même, s’il existe des précautions techniques à prendre sur le net et sur les réseaux sociaux, commençons par demander aux jeunes les dernières tendances qui les intéressent sur ces mêmes réseaux, et leurs façons de communiquer entre eux. En agissant de la sorte, nous partons de leurs questionnements face au monde plutôt que de leur imposer notre vision d’adultes, souvent normative. La prévention devient alors une occasion de rencontre, plutôt que d’opposition. Et lorsque la rencontre s’établit, il devient alors possible d’y insuffler des informations qui prennent du sens et s’inscrivent dans les réalités des jeunes.
Le rôle de l’intervenant
Une prévention efficace envers les jeunes doit idéalement être incarnée et passer par la rencontre de ces jeunes avec l’intervenant (un animateur, un professeur, un éducateur, mais aussi parfois un parent). Celui-ci a la lourde tâche de créer de la cohérence entre les messages de prévention, et d’éviter tant que possible les informations désincarnées. C’est à lui de penser « l’opérationnalisation » de son message : comment les jeunes vont-ils mettre en pratique la prévention dans leur quotidien? Pour ce faire, l’utilisation de la mise en contexte, d’une animation ludique, d’un débat, d’un jeu de rôle, pourrait permettre aux jeunes d’intégrer un message, c’est-à-dire de le ressentir, de l’incorporer à ce qui se dit dans la relation. La prévention se fait alors formation, elle fait corps avec les jeunes, elle les modèle dans leurs interactions à venir, au lieu de rester dans l’informe, c’est-à-dire dans l’information théorique. Car les jeunes sont également des êtres corporels, bouleversés par la biochimie de leur adolescence. En reconnaissant le rôle de l’apprentissage par les pairs et l’influence de ces derniers, l’intervenant peut s’inscrire dans une réelle dynamique collective. Il devient alors plus qu’un simple adulte au discours normatif (« fais ceci, ne fais pas cela ») mais une personne ressource mobilisable par les jeunes, vers qui ceux-ci sauront se tourner en cas de question ou de difficulté.
Cultiver la liberté au sein du cadre
Nous avons évoqué à l’entame de ce texte la vision de l’acteur rationnel. Contrairement à ce que cette vision nous laisse penser, nous vivons dans un monde de normes. « Aujourd’hui, de toute façon, on ne peut plus rien dire »…ces normes limitent parfois le sentiment de liberté, chez les jeunes comme chez les adultes. La prévention peut être l’occasion de faire éclore les discours, les points de vue divergents. Organiser un moment d’échange et de partage d’opinions, en suite d’une animation de prévention (ou même durant celle-ci), permet à chaque jeune de dire « son » point de vue. En créant un cadre sécurisant, l’intervenant permet aux jeunes de faire éclore leurs avis, de les faire grandir et de les situer par rapport aux « grands » discours normatifs tenus par le collectif, par les parents, l’école, les médias. Reconnaître la liberté de chacun par rapport à des sujets foncièrement intimes et sensibles comme la question des préférences sexuelles et amoureuses (par exemple) permet de les détacher de la question légale. « J’ai le droit d’aimer ceci, de préférer cela ». Permettre aux jeunes d’exprimer leurs avis, de détailler leurs préférences, donne une validité à leur individualité. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il leur devient possible de s’articuler comme individus (avec leurs envies, leurs avis) au sein du collectif (les normes des groupes de pairs, le règlement de l’école et les lois à respecter).
